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grands coups de nerfs de bœufs; notre vie n'étoit plus qu'un fupplice, lorfque le beau-frere du roi de Bifago, qui trafiquoit pour le compte d'une fociété portugaife, fut rejetté par un coup de vent aux bords de cette ifle; les noirs lui firent connoitre qu'ils avoient des efclaves à vendre. Le patron de cette barque étoit negre : après avoir pris fes furetés, il defcendit à terre; nous lui fûmes préfentés, & l'on nous mit à prix.

Un pere capucin, miffionnaire portugais, du cou vent du Buiffon, offrit de nous racheter, & de donner la totalité des marchandifes qu'il avoit fur fon embar cation; fon offre parut infuffifante ; & après avoir longtems difputé fur les conventions, il fut arrêté de relâcher 16 efclaves, avec promeffe de rendre les fept autres quand on rapporteroit d'autres marchandifes. Dès que les conditions du traité furent acceptées, on nous 'fit affembler en rond, les jambes croifées comme des tailleurs. Voici la cérémonie qui fut obfervée pour cette délivrance. Les noirs couperent la tête à 23 poules, qui furent jettées au hazard dans le rond que nous formions; ces poules fans têtes fe relevoient & marchoient un moment celle qui tomboit morte vis-à-vis l'un de nous, dénotoit celui qui devoit refter en efclavage.

Je fus du nombre des 16 qui furent délivrés: on nous conduifit au rivage, comme des animaux féroces; ces barbares, pour prolonger leur empire, nous allommoient de coups pendant la marche. Les fept infortu nés qui gémiffent dans cette horrible captivité, perpétuent la mienne; mon imagination me transporte au milieu d'eux; mon frere, mon cher frere eft du nombre de ces malheureux; mon aeveu, qui partage fa deftinée en redouble l'amertume par le fpectacle de fes fouffrances : les cinq autres font des François qui ont été mes compagnons & mes amis; tous ont leur famille, qui s'attendrit fur leur infortune, qu'elle ne peut adoucir; ́le malheur de sept devient celui de plus de cent personnes qui reffentent de loin leurs maux. Rien n'eft plus propre à infpirer du découragement que de leur refufer une main fecourable, & cette main doit être puiffante pour pouvoir brifer des fers à une auffi grande dif

tance.

Nous arrivâmes le 4 Avril, au Buiffon, une des ifles de Bifago, la plus voifine de la grande terre ; cette ifle appartient aux Portugais j'obtins du gouverneur la permiffion de faire paffer mon équipage à Séralium,

dans

l'efpoir d'y trouver un navire pour paffer en Europe. Ces 15 hommes s'embarquerent le 15 Avril, à bord d'u. ne petite barque qui faifoit voile pour la riviere de Sé ralium, où ils arriverent heureufement; un navire an glois a dû les conduire à St. Domingue, & depuis notre féparation j'ignore leur destinée.

Pour moi, je m'embarquai dans une barque portugaife pour aller joindre mon équipage; mais je me trouvois fi exténué, que le patron croyant ma mort affurée, en ne s'exprimant que par fignes, m'abandonna à terre aur ifles de l'Ofte ou ifles perdues; mes fupplications ne purent toucher fon cœur impitoyable.

Un heureux hazard fit aborder un canot anglois, qui venoit pour traiter du riz dans cette ifle; le capitaine, étonné de trouver un Européen für cette côte, s'atten drit fur ma deftinée : il daigna me recevoir fur fon bord, où je reftai jufqu'au 3 Mai, jour où je vis aborder un petit bâtiment françois, venant du Pont-en-Digue; il avoit dérivé, & ne fçachant alors où il étoit, il fe fé licita de trouver en moi le feul homme qui par lui fouruir des inftructions.

Ce petit bâtiment étoit aux ordres du Sr. l'Abbé, Dema. net, que des perfonnes de la premiere diftinction avoient chargé de cette opération. Le patron, qui étoit un Proven çal, n'étoit pas affez inftruit pour regagner Gorée, & ce fut moi qui le tirai d'embarras : nous y arrivâmes fans avoir fait aucune perte, le Sr. Boniface, commandant de Gorée, me fit embarquer fur la corvette du roi l'Afrique, 'en qualité de fecond capitaine.

Après tant de traverfes, je ne demandai que les moyens d'aller délivrer mon frere & mes compagnons. Je cher chai des protecteurs qui veuillent bien me feconder dans cette entreprife, pour arracher ces fept innocentes vic times à une mort qui fe préfente fans ceffe à leurs yeux.

Ce fouhait a été rempli. Le roi, la reine, refpectés, chéris dès-lors fous un autre titre, fe font empreffés de contribuer, par des fecours pécuniaires, à leur délivrance. Un célebre négociant de la Rochelle, nommé le Sr. de Nairac, conftitué par M. de la Touche-Tréwille, capitaine de vaiffeaux, agent de leur bienfaifance, 2 dignement répondu à un choix fi honorable. Il a équi pé à fes frais deux bâtimens, qui ont réuffi à ramener en France quatre de ces captifs : les trois autres étoient morts. On efpere que le public ne fera pas privé de la relation intéreflante de leurs avantures.

Difcours du Sr. Charpentier de Boisgibault', préfident de la cour des aides, prononcé à la réception du Sr. de Barentin, fucceffeur du Sr. de Lamoignon de Malesherbes.

MONSIEUR,

avec une

Vous venez parmi nous occuper une grande place, & fuccéder à un grand homme; vous y venez modeftie qui vous honore, & avec les fuffrages réunis du roi, de cette cour & du public; ce n'eft ni la justice qu'on rend à votre nom, ni celle due à vos rá. lens eftimés au barreau, qui occupe plus fortement votre ame; ce font les devoirs que ces fuffrages vous impo fent. Raffurez-vous, Monfieur; que la gloire de vorre = prédéceffeur, que ce nom fait pour éveiller dans tous les cœurs honnêtes les émotions les plus douces, ne porte point dans le votre un fentiment de crainte ; que fa vertu ne foit pour vous qu'un objet d'émulation, comme elle eft, dans ce moment, un objet d'efpérance pour la nation entiere, & pour nous de regrets. Connu partout, partout admiré, c'eft ici, que, plus connu encore, il étoit tendrement aimé. En public nous jouiffions de fa gloire; ici de fes vertus: il étoit fait par fon génie pour être l'oracle de nos affemblées; il ne vouloit en paroître que l'organe ;'il aimoit à n'être qu'un d'entre nous. Nous ne nous flattions pas qu'il fûr notre bien propre ; il étoit le bien de la patrie, & le roi l'a réclamé; il triomphe en l'obtenant; & nous en le perdant, nous triomphons encore une fois de pou voir dire avec confiance au public judicieux qui nous écoute: « citoyens de tous les ordres, fi le roi voulant en ce moment fe choifir un miniftre digne de lui, eût pu vous affembler tous, & qu'au milieu de cet appareil impofant, il vous eûr demandé un homme éclairé, un homme de bien, qui auriez-vous nommé fans balancer? ( A cès mois l'affluence des fpectateurs s'eft écriée à l'envi : Malesherbes, Malesherbes. )

M. de Boifgibault a continué: Je vous entends, ces voûtes facrées me femblent être les échos de toute la France; & voilà les éloges digne de cet homme, qui croyoit cependant n'en mériter, que pour n'avoir jamais défefpéré du falut de la patrie.

Honoré depuis longtems de fa confiance, j'ofe dire plus, de fon amitié, qu'il m'eft doux de recueillir ici pour lui ces expreffions naturelles, ces élans de l'amour

& de la vénération publique, expreffions qui doivent encore former de nouveaux titres pour ce nom déjà fi cher à toute la magiftrature, fi cher à cette cour, qui l'ho nora fucceffivement dans le pere, & qui le vit honoré dans le fils !

Qu'il m'eft doux auffi, Monfieur, d'unir au bonheur de vous avoir connu depuis longtems, d'avoir été témoin de vos premiers fuccès, celui de me trouver aujour d'hui entre ma compagnie & vous, de vous montrer dans votre illuftre prédéceffeur le modele qu'elle defire de vous voir adopter, & de lui montrer dans le même homme celui que vous avez choifi. Oui, Monfieur, j'en reponds à cette augufte compagnie, les vertus de celui auquel vous fuccédez, ne feront jamais pour vous des réproches; elles ne feront que des exemples. Vous ne deman dez point que nous oublions le prix que vous venez i nous coûter; mais vous defirez obtenir l'éloge le plus statteur, en méritant celui d'avoir donné de tels regrets,

Un curé également religieux & éclairé, inftruifant & édifiant fes ouailles par fes leçons & par fes exemples, a donné le trait de bienfaifance que nous allons rapporter. Pénétré du précepte d'aimer le prochain comme foi-même, il le pratique dans toute fon étendue, fans régler fa conduite fur la qualité, l'état, les opinions & les fentimens de la perfonne; il fuffit d'être mal heureux pour l'intéreffer, & d'avoir befoin de fes fecours pour les obtenir. Ce respectable pasteur habite une maison ifolée & fort éloignée de toutes celles de fa paroiffe; il rencontra l'hiver dernier, une famille Juive, compofée d'un homme, de fa femme & d'un de leurs enfans; ils étoient égarés au milieu de la campagne, pendant un hiver rigoureux, mourant de froid, épuisés de fatigues, hors d'état d'avancer, & expofés à périr; leur état l'attendrit; il ne vit en eux que des infortunés qu'il pouvoit fecourir; il étoit loin de penfer que leur croyance fût un titre qui dût les exclure de fes bienfaits; quelle qu'elle fût, c'étoient des hommes. Il les conduifit dans fa mai

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n, les plaça devant un bon feu. La femme ne t pas plutót réchauffée, qu'elle fentit les doueurs qui annonçoient un accouchement prochain; lle étoit enceinte, & ne s'attendoit pas à une fi rompte délivrance. Le curé fit dreffer à l'infant un lit dans un appartement écarté,où la femne pouvoit être commodément, fans être inquiéée par le bruit de fes éleves. Il envoya chercher a fage-femme du village le plus voifin, qui vint exercer fon miniftere, & recevoir un garçon dont a Juive accoucha. Le pasteur lui ordonna de venir deux fois par jour pour foigner la mere & l'enfant; celui-ci, malgré les foins charitables de son hôte, mourut le 3me. jour, muni de tous les fecours que la religion & le zele purent infpirer. Le curé fit avertir les Juifs de Metz de la mort de l'enfant, & ils vinrent le chercher pour l'enterrer. Trois semaines après, la mere fe trouva en état de continuer fon voyage; le généreux pafteur la fit conduire en voiture jufqu'au premier village de la route où l'on devoit trouver des Juifs, & ne la fit pas partir fans lui donner des provifions en pain, en volaille, & quelque peu d'argent; cette femme, fon mari & l'enfant qui faifoit le troifieme de la troupe, ne s'éloignerent pas fans verfer des larmes de reconnoiffance; ils rendirent compte partout de la bienfaifance qu'ils avoient éprouvée; la communauté des Juifs de Metz en ayant été inftruite, s'eft chargée d'en témoigner fa fenfibilité au digne pafteur; elle lui fajt, tous les ans, un préfent en fucre, en café, & elle fe propofe de lui envoyer une montre d'or, avec un cachet, fur lequel on verra gravé l'emblême du Samaritain , prenant foin d'un homme laiffé à demi mort par les voleurs fur le chemin de Jérufalem à Jéricho.

Les comédiens italiens repréfenterent à Paris,

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