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fon intention fera remplie, & fi fes peuples en feront plus heureux.

La liberté eft, fans doute, le principe de toutes les actions; elle eft l'ame de tous les états; elle eft, principalement la vie & le premier mobile du commerce. Mais, Šire, par cette expreffion fi commune aujourd'hui, & qu'on a fat retentir d'une extrémité du royaume à l'autre, il ne faut point entendre une liberté indéfinie, qui ne connoit d'autres loix que fes caprices, qui n'admet d'autres regles que celles qu'elle fe fait à elle-même. Ce genre de liberté n'eft autre chofe qu'une véritable indépendance; cette libertés fe changeroit bientôt en licente, & feroit ouvrir la porte à tous les abus; & ce principe de richeffe deviendroit un principe de deftruction, une fource de défordre, une occafion de fraude & de rapines, dont la fuite inévitable feroit l'anéantissement total des arts & des artiftes, de la confiance & du com

merce.

11 n'y a,. Sire, dans un état policé, de liberté réelle, il ne peut y en avoir d'autre que celle qui exifle fous l'autorité de la loi, Les entraves falutaires qu'elle impofe, ne font point un obftacle à l'ufage qu'on en peut faire: c'eft une prévoyance contre tous les abus que l'indépendance traîne à fa fuite. Les extrêmes fe touchent de près; la perfection n'eft qu'un point dans l'ordre phyfique, au-delà duquel le mieux, s'il peut exifter, eft souvent un mal, parce qu'il affoiblit, ou qu'il anéantit ce qui étoit bon dans fon origine.

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Pour s'en convaincre, il ne faut que jetter un coupd'œil fur l'érection même des communautés.

Avant le regne de Louis IX, les prévôts de Paris réuniffoient aux fonctions de la magiftrature, la recette des deniers publics. Les malheurs des tems avoient forcé, en quelque façon, à mettre en' ferme le produit de la juice, & la recette des droits royaux. Sous l'avide adminiftration des prévôt, fermiers, tout étoit, pour ainfi dire, au pillage dans la ville de Paris, & la confufion régnoit dans toutes les claffes des citoyens. Louis IX fe propofa de faire ceffer le défordre, & fa prudence ne lui fuggéra d'autres moyens que de former de toutes les profeilions, autant de communautés diftinctes & féparées, qui puffent être dirigées au gré de l'adminiftration. Ce remede, qui eft l'origine des corporations actwelles, réuffit au-delà de toute efpérance. Le brigandage ceffa; l'ordre fut rétabli. Le même principe a dirigé les vues du gouvernement fur toutes les autres parties du

corps de Fétat; & c'est d'après ce premier plan qu'il maintint le bon ordre. Tous vos fujets, Sire, font divifés en autant de corps différens, qu'il y a d'états différens dans le royaume. Le clergé, la nobleife, les cours fouveraines, les tribunaux intérieurs, les officiers attachés à ces tribunaux, les univerfités, les académies, les compagnies de finances, les compagnies de commerce; tout préfente, & dans toutes les parties de l'état, des corps exiftans, qu'on peut regarder comme les andeaus d'une grande chaine, dont le premier eft dans la main de V. M. comme chef & fouverain adminiftrateur de tout ce qui conftitue le corps de la nation.

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La feule idée de détruire cette cltaine précieufe de-' vroit être effrayaute. Les communautés de parchands & artifans font une portion de ce tout inféparable qui contribue à la police générale du royaume elles font devenues néceffaires ; & pour nous renfermer dans ce feul objet, la loi, Sire, a érigé des corps de communautés, a créé des jurandes, a établi des réglemens, parce que l'indépendance eft un vice dans la conftitution politique, parce que l'homme eft toujours tenté d'abufer de la liberté. Elle a voulu prévenir les fraudes en tout genre, & remédier à tous les abus. La loi veille également fur l'intérêt de celui qui vend, & fur l'intérêt de celui qui achete; elle entretient une confiance réciproque entre l'un & l'autre, c'eft, pour ainfi dire, fur le fceau de la foi publique, que le commerçant étale fa marchandise aux yeux de l'acquéreur, & que l'acquéreur la reçoit avec fécurité des mains du commerçant.

Les communautés peuvent être confidérées comme aus tant de petites républiques, uniquement occupées de l'in térêt général de tous les membres qui les compofent; & s'il eft vrai que l'intérêt général fe forme de la réunion des intérêts de chaque individu en particulier, il eft également vrai que chaque membre, en travaillant à fon utilné perfonnelle, travaille néceffairement, même fans le vouloir, à l'utilité véritable de toute la communauté, Relacher les refforts qui font mouvoir cette multitude de corps différens; anéantir les jurandes, abolir les réglemens, en un mot, défunir les membres de totes les communautés, c'et détruire les reffonices de toute efpece que le commerce lui-même doit defirer pour sa propre confervation. Chaque fabricant, chaque artifte, chaque ouvrier fe regardera comme un être ifolé, dépendant de la feul, & libre de donner dans tous les écarts d'une imagination fouvent déréglée; to ne subordination

fera détruite; il n'y aura plus ni poids, ni mefure; la foif du gain animera tous les atteliers; & comme l'honnêteté n'eft pas toujours la voie la plus fûre pour arriver à la fortune, le public entier, les nationaux comme les étrangers, feront toujours la dupe des moyens fecrets préparés avec art pour les aveugler & les féduire. Et ne croyez pas, Sire, que notre miniftere, toujours occupé du bien public, fe livre en ce moment à de vaines terreurs; les motifs les plus puiffans déterminent notre réclamation; & V. M. feroit en droit de nous accufer un jour de prévarication, fi nous cherchions à les diffimuler. Le principal motif eft l'intérêt du commerce en général, non feulement dans la capitale, mais encore dans tout le royaume; non-feulement dans la France, mais dans toute l'Europe difons mieux, dans le monde entier.

Le but qu'on a propofé à V. M., eft d'étendre & de multiplier le commerce en le délivrant des gênes, des entraves, des prohibitions introduites, dit-on, par le régime réglementaire. Nous ofons Sire avancer à V. M. la propofition diamétralement oppofée: ce font ces gênes, ces entraves, ces prohibitions qui font la gloire, la fûreté, l'immenfité du commerce de la France, C'eft peu d'avancer cette propofition, nous devons la démontrer. Si l'érection de chaque métier en corps de communauté, fi la création des maîtrises, l'établissement des jurandes, la gêne des réglemens, & l'infpection des magifirats, font autant de vices fecrets qui s'opposent à la propagation du commerce, qui en refferrent toutes les branches, & l'arrêtent dans fes fpéculations; pourquoi le commerce de la France a-t-il toujours été fi floriffant; pourquoi les nations étrangeres font-elles fi jaloufes de fa rapidité; pourquoi, malgré cette jalouse, font-elles & curieufes des ouvrages fabriqués dans le royaume ? La raifon de cette préférence eft fenfible. Nos marchandi fes l'ont toujours emporté fur les marchand.fes étrangeres; tout ce qui fe fabrique, furtout à Lyon & à Paris, eft recherché dans l'Europe entiere, pour le goût, pour la beauté, pour la fineffe, pour la folidité la correction du deffin, le fini de l'exécution, la fûreté dans les matieres, tout s'y trouve réuni; & nos arts portés au plus haut degré de perfection, enrichiffent votre capitale, dont le monde entier eft devenu tributaire.

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D'après cette vérité de fait, n'efi-il pas fenfible que les communautés d'arts & métiers, loin d'être nuifibles au commerce en font plutôt l'ame & le foutien, puifqu'elles nous affurent la préférence fur les fabriques

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Strangeres, qui cherchent à les copier, fans pouvoir les

imiter.

La liberté indéfinie fera bientôt évanouir cette perfection, qui eft feule la caufe de la préférence que nous avons obtenue: cette foule d'artiftes & d'artifans de toute's profeffions, dont le commerce va fe trouver furchargé, loin d'augmenter nos richeffes, diminuera peut-être toutà-coup le tribut des deux mondes. Les nations étrangeres, trompées par leurs commiffionnaires, qui l'auront été eux-mêmes par les fabriquans, en recevant des marchandifes achetées dans la capitale, n'y trouveront plus cette perfection qui fait l'objet de leurs recherches; elles fe dégoûteront de faire tranfporter à grand rifque & grands frais, des ouvrages femblables à ceux qu'elles trouveront dans le fein de leur patrie.

Le commerce deviendra languiffant; il retombera dans Finertie, dont Colbert, ce miniftre fi fage, fi laborieux, fi prévoyant, a eu tant de peine à le faire fortir; & la France perdra une fource de richeffes que fes rivaux cherchent depuis longtems à détourner. Ils n'y réuffiffent que trop fouvent, & déjà plus d'une fois nos voisins fe font enrichis de nos pertes. Le mal ne peut qu'augmenter encore; les meilleurs ouvriers fixés à Paris par la certitude du travail, par la promptitude du débit, ne tarderont pas à s'éloigner de la capitale, & l'espoir d'une fortune rapide dans les pays étrangers, où ils n'auront point de concurrens, les engagera peut-être à Y tranfporter nos arts & leur induftrie.

Ces émigrations, déjà trop fréquentes, deviendront encore plus communes, à caufe de la multiplicité des artif tes; & l'effet le plus fûr d'une liberté indéfinie fera de confondre tous les talens & de les anéantir par la médiocrité du falaire, que l'affluence des marchandises doit infenfiblement diminuer. Non-feulement le commerce en général fera une perte irréparable; mais tous les corps en particulier éprouveront une fecouffe qui les anéantira tout-à-fait, Les maitres actuels ne pourront plus continuer leur négoce ; & ceux qui viendront à embraffer la même profeffion, ne trouveront pas de quoi fubfifter; le bénéfice trop partagé, empêchera les uns & les autres de fe foutenir; la diminution du gain occafionnera une multitude de faillites. Le fabricant n'ofera plus fe fier à celui qui vend en détail. La circulation une fois interceptée, une crainte auffi légitime qu'habituelle, arrêtera toutes les opérations du crédit; & ce défaut de fûreté énervera peu-à-peu, & finira par détruire toute l'activité

du commerce, qui ne s'étend & ne fe multiplie que par la connance la plus aveugle.

Ce n'eft point affez d'avoir fait envifager à V. M. la défection des meilleurs ouvriers, comme un malheur peutêtre inévitable: elle doit encore confidérer que la loi nouvelle portera un coup funefte à l'agriculture dans tout fon royaume. La facilité de fe foutenir aujourd'hui dans les grandes villes avec le plus petit commerce, fera déferter les campagnes; & les travaux laborieux de la cul1 ture des terres, paroîtront une fervitude intolérable, en comparaifon de l'oifiveté que le luxe entretient dans les cités. Cette furabondance de confommateurs fera bientôt renchérir les denrées; &, par une conféquence encore plus effrayante, toute police fera détruite, fans qu'on puiffe même efpérer de la rétablir, que par les moyens les plus violens. Le nombre immenfe de journaliers & d'artifans que les grandes villes, & que la capitale furtout renfermera dans fon fein, doit faire craindre pour la tranquillité publique. Dès que l'efprit de fubordination fera perdu, l'amour de l'indépendance va germer dans tous les coeurs. Tout onvrier voudra travailler pour fon compte; les maîtres afuels verront leurs boutiques & leurs magafins abandonnés; le défaut d'ouvrage, & la difette qui en fera la fuite, ameutera cette foule de compagnons échappés des atteliers où ils trouvoient leurs fubfiftances; & la multitude, que rien ne pourra contenir, caufera les plus grands défordres.

Nous craignons, Sire, de charger le tableau, & nous nous arrêtons pour ne point allarmer le cœur fenfible de V. M.; mais, en même-tems, nous croirions manquer à notre devoir, fi nous ne proteftions pas ici d'avance contre les maux publics dont la loi nouvelle fera infailliblement une fource trop funefte.

Quelle force n'ajouterions-nous-pas à ces confidérations, s'il nous étoit permis de repréfenter à V. M. qu'on lui fair adopter, fans le fçavoir, l'injuftice la plus criante! Qui ofera néanmoins l'expofer à vos yeux, fi notre miniftere craint de fe compromettre, & fe refufe aux intérêts de la vérité ?

Cette injuftice eft bien éloignée du cœur de V. M.; mais elle n'en réfulte pas moins de la léfion énorme dont tous les marchands de fon royaume vont avoir à fe plaindre. Donner à tous vos fujets indiftin&tement la faculté de tenir magafin & d'ouvrir boutique, c'eft violer la propriété des maîtres qui compofent les communautés. Ea maitrife, en effet, eft une propriété réelle qu'ils ont

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