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même. Apparemment la douleur fut vive, car il pâlit; & laiffant tomber fon épée, il alla s'appuyer contre un arbre voifin."

Mes amis, qui le crurent mortellement bleffé, voulurent accourir. Non, leur diş je, if eft plein de vie. Il n'a perdu que fon mauvais il laiffez moi lui parler, j'ai encore deux mots à lui dire ; & en relevant fon épée j'allai à lui. Vous devez en avoir affez, lui dis je; & moi, pour ce qui me concerne, je fuis content; mais voici un brave homme que vous avez gratuitement & cruellement offenfé. C'eft à lui, s'il vous plait, qu'il faut venir demander pardon, & mettre à fes pieds votre épée. A ces mots, il me regarda de fon

il gauche avec fureur, & répondit qu'il n'en feroit rien, qu'il étoit fans défcnfe; que je n'avois qu'à le tuer. Je ne vous tuerai point, lui dis-je; mais fi vous, refufez une réparation fi jufte, & cependant fi douce, de l'outrage le plus fanglant, vous êtes indigne de voir le jour; & vous n'avez qu'à vous mettre en garde, car je vais vous percer l'autre œil, & vous mener aux Quinze-Vingis. Il entendit raison, & le bɔn Carle & les deux Pacôme, en le voyant dans ce piteux état leur rendre fon épée, en ́ furent émus de pitié. Les trois jeunes Artiftes n'étoient pas fi compatiflans; & en fe rappelant l'œil dédaigneux de la lorgnette; cet œil-là, difoient-ils, n'infultera plus les talens: Dieu l'a puni par où il a péché.

nuyer de mes douleurs & de fon induftrie; l'intéreffant eft de favoir qu'il me guérir, & que mon bras fut encore au fervice de l'Etat & de mes amis.

Enfin la paix m'ayant permis de venir rendre grace à celui dont la prévoyance m'avoit peut-être fauvé la vie, je paffois mes jours avec lui dans l'intimité la plus douce; le matin à fon atelier, le foir au fein de fa famille, & au clavecin de fa femme, où la belle Carline, inftruite par fa mère, effayoit fes jeunes talens.

Autour du clavecin, une fociété d'Aties, de Lettrés, de bons Bourgeois amis de Carle, exprimoient leur raviffement pour cette nouvelle mufique, dont Madame Vanloo nous faifoit la première connoître & fentir les beautés ; & Carle, dans ce cercle, m'avoit fait diftinguer Pacôme, fon ami de cœur, dont le jeune fils me fembloit prodigieufement fenfible à la belle voix de Carline. Ainfi fe paffoit notre temps.

Cette année-là, le Sallon des Beaux-Arts fat d'une richeffe admirable; & mon ami Vanleo s'y diftingua par la fierté de fa manière & le brillant de fa couleur. L'envie n'en fut que plus envenimée contre la gloire des talens.

J'ai oui dire que la gloire & l'envie étoient nées le même jour, l'une de l'œuf d'un aigle l'autre de l'oeuf d'une vipère; je le croyois affez, & jeconçois que l'Artifte qui rampe foit jaloux de celui qui vole. Mais celui qui n'eft

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point Artifte, de quoi, fandis ! peut-il ére envieux: En fait d'efprit, à la bonne heure hacun y prétend plus ou moins on a fait en fi vie un Madrigal, urie Chanfon, c'en eft allez pour être ennemi de Voltaire. Montefquieu, après tout, n'a fait que de la profe; M. Jourdain en fait aufli. Mais à moins d'avoir manié le cifeau, le pinceau, comment peut-on être offufqué de h gloire da' Peintre ou de celle du Statuaire ? C'est qu'ileft une espèce d'hommes naturellement cnnemis de tout bien. Tout fuccès les af-fige, tout mérite les bleffe; ils obfcurciFoient le folci; s'ils pouvoient fouiller fa lumière.

Entre ces malheureux étoit un Spadaffin appelé Rudricour, connu dans les Cafés & dans tous les Spectacles pour un caba-. leur redouté. Il fe piquoit auffi d'être le Aléau des Artiftes; & tous les jours dans le Sallon, la lorgnette à la main, il van-toit avec arrogance ce que dédaignoit tout le monde, & en revanche il dénigroit ce ce que l'on admiroit le plus. Il avoit pris fur-tout en haine ce bon Carle Vanloo, de tous les hommes le plus modefte, le plus fenfible à la critique, & à qui un fimple Ecolier faifoit effacer fon ouvrage, s'il avoit l'air d'en être mécontent.

Savez-vous, me dit Carle, pourquoi cet homme - là me pourfuit avec tant de rage Je l'ai vu chez moi l'an paffé, aufli bas complaifant & louangeur auffi outré,

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qu'il eft âcre & mordant critique; mais en feignant d'être amoureux de mon talent, il l'étoit de ma fille; & il eut l'infolence de lui gliffer un jour un billet d'amour dans la main. La pauvre enfant nous apporta ve billet, & nous demanda à sa mère & à moi ce que lui vouloit ce Monfieur ? Je vis tout fimplement qu'il vouloit la féduire; & fans daigner me plaindre, je priai PAmateur de ne plus mettre les pieds chez moi. Il ne me l'a point pardonné. Je tâchois inutilement d'infpirer à Vanloo, pour cette efpèce de gens-là, tout le mépris qu'elle mérite. Ah! me répondoit-il, ce font les Rudricour qui ont fait mourir de chagrin le Moine. Cependant comme il avoit pour lui la voix publique & de brillans fuccès en l'en affurant bien, je calmois un peu Les efprits.

Mais un matin que je l'allois voir, je trouvai le plus beau tableau qu'il eût mis au Sallon, déchiré par lambeaux, & devant. ce tableau, fa femme & fa fille éplorées.

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Saifi d'étonnement & de douleur, je demande à ces femmes quel eft le furieux qui a lacéré ce bel ouvrage? Hélas! me dit la mère, c'est mon mari. - Il est donc fou? Il l'eft de douleur, me dit-elle, & il a bien raifon de l'être. Ce malheureux tableau va peut-être couter la vie à notre plus ancien ami. Pacôme, vous le connoiffez; vous l'avez vu chez moi? Ah! Monfieur de Drifac, un père de famille,

âgé de cinquante ans, a reçu hier dans un Café le plus cruel affront, pour avoir répondu à un méchant appelé Rudricour, qui décrioit l'ouvrage de mon mari & fon talent, fans même épargner fa perfonne, l'accufant d'un orgueil outré & d'une haine fourde & balle pour tous ceux de fon Art qui valoient mieux que lui. Pacôme avoit fouffert la critique la plus violente contre l'ouvrage de fon ami; mais quand le dé tracteur en vint à des injures perfonnelles, il le défia de citer un feul fait ni un feul témoin qui appuyât cette calomnie. Ce mot de calomnie bleffa le calomniateur. Tiens, le voilà le témoin, dit-il, en menaçant de: frapper le bon-homme; & celui-ci, au moment de l'infulte, fe trouvant défarmé n'en put tirer vengeance; mais hélas ! depuis hier au foir fa femme & fes enfans ont beau vouloir le retenir, il veur mourir ou fe venger. Son fils veut mourir avant lui. Ce n'est pas tout; mon mari penfe que. c'est à lui de venger fon ami; & dans ce moment il eft là qui prépare fes piftolets. Plein d'une fureur fombre, il nous a rebutées, fa fille & moi; il ne veut plus nous voir que cet affront ne foit lavé.

En écoutant ce funefte récit, Bagieux me vint dans la pensée. J'allai droit à Vanloo, je le forçai de m'ouvrir la porte du cabinet où il étoit feul enfermé, & lui voyant charger fes piftolets Que faites-yous, lui disje ? Et ne voyez-vous pas que c'est à l'in

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