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Dans son ouvrage intitulé Métaphysique de jurisprudence, et publié en 1797, en traitant de la science du droit international, Kant insiste de nouveau sur les mêmes idées. « L'état naturel des peuples, dit-il, étant, comme celui des individus, un état dont il faut sortir pour entrer dans un état légal, tout droit acquis par la guerre ou autrement, avant cette transaction, doit être regardé seulement comme provisoire. Un tel droit ne peut être confirmé, d'une manière stable, que par une assemblée générale des états indépendants, analogue à l'union des individus qui forme chaque état séparé. Comme une trop grande extension d'une telle association rendrait impossible la surveillance sur tous ses membres et la protection qui leur est due, la paix perpétuelle, qu'on doit regarder comme le dernier but de tout droit international, peut bien être envisagée sous ce point de vue comme une idée impraticable. Cependant les principes qui doivent tendre à ce but, en formant entre divers états des alliances qui serviraient à s'en rapprocher continuellement, ne sont pas impraticables, puisque c'est ici un problème qui s'appuie sur le devoir, ainsi que sur les droits des hommes et des états.

>> Une telle association d'états, ayant pour but de conserver la paix, pourrait être appelée le congrès permanent des nations, et il devrait être permis à tous les états de s'y joindre. On vit se former à La Haye, pendant la première partie du siècle actuel, une conférence diplomatique ayant un but analogue, savoir, de fixer les formalités et les règles du droit international à l'égard de la conservation de la paix. A cette conférence prirent part les ministres de la plupart des cours de l'Europe, et même des plus petites républiques. De cette manière se formait de toute l'Europe un état fédératif, dont les membres ont soumis leurs dissentiments à l'arbitrage de cette conférence comme leur souverain juge. Depuis cette époque le droit des gens est resté dans les livres des publicistes comme une lettre morte, sans influer sur la conduite des

cabinets, où il a été invoqué en vain, après les maux inséparables infligés par l'abus du pouvoir, dans des déductions consignées à la poussière des archives.

>> Nous entendons seulement proposer un congrès, dont la réunion et la durée doit dépendre des volontés souveraines des membres de la ligue, et non pas une union indissoluble telle que celle qui existe entre les États-Unis de l'Amérique du Nord, basée sur une constitution de gouvernement. Un tel congrès, et une telle ligue, sont les seuls moyens de réaliser l'idée d'un véritable droit public, d'après lequel les dissentiments entre les nations seraient terminés par des voies civiles, comme ceux d'un particulier le sont par un procès, sans qu'elles fussent dans la nécessité d'avoir recours à la guerre, moyen digne seulement des barbares 1. »

$ 43. Système

Ces principes de Kant ont été combattus par Hegel, dans ses Éléments de la Philosophie du Droit. Suivant ce dernier de Hegel. auteur, la souveraine indépendance de l'état est le plus grand bien dont les hommes puissent jouir par suite de la formation de l'union sociale. Le premier devoir du citoyen, dit-il, est de sacrifier à la conservation de cette indépendance sa vie, ses biens, sa volonté personnelle, en un mot tout ce qu'il possède. C'est envisager la question des sacrifices demandés à cette fin sous un point de vue extrêmement étroit, que de regarder l'état uniquement comme une société civile, dont le seul but est de garantir la vie et les propriétés de ses mem

1 KANT, Rechtslehre, Th. 2, § 61.

La partie de cet ouvrage concernant le droit des gens a été traduite en français et publiée à Paris, en 1844, sous le titre de « Traité du droit des gens, dédié aux puissances alliées et leurs ministres, extrait d'un ouvrage de Kant. »

Un autre philosophe allemand, Fichte, a adopté les idées de Kant sur la possibilité de rendre la paix perpétuelle par l'établissement d'une grande confédération des nations. (FICHTE, Grundlage des Naturrechts nach Principien der Wissenschaftslehre, Th. 2, S. 261-265. Édit. 4797.)

bres, parce qu'il est évident que la sécurité de ces biens ne peut pas être garantie par la perte de tout ce qui doit être garanti. La guerre ne doit pas être regardée comme un mal absolu, et comme un accident dont l'origine peut être attribuée aux passions des princes et des peuples, aux actes d'injustice, etc., en un mot à ce qui ne doit pas arriver. La guerre est un état de choses dans lequel la phrase banale de la vanité des choses humaines devient une réalité, un état de choses où la santé morale des nations est conservée par l'action, comme le mouvement des vents préserve la mer de cette stagnation complète dans laquelle un calme perpétuel l'entretiendrait. La paix perpétuelle, si elle pouvait être réalisée, serait un pareil état de stagnation morale pour les peuples. L'histoire témoigne que la guerre fortifie les forces intérieures d'un état, en dirigeant son activité vers l'extérieur, et en empêchant de cette manière les troubles domestiques. La paix perpétuelle est souvent proposée comme un idéal vers lequel l'humanité doit toujours chercher à se rapprocher. C'est dans ce but que Kant, entre autres, a proposé une ligue des princes pour arranger les différends entre les états souverains. La Sainte-Alliance, continue Hegel, a été fondée de nos jours dans cette intention. Mais, dit-il, un état, c'est un individu, et la négation est essentiellement renfermée dans l'individualité. Donc, lorsqu'un nombre considérable d'états s'unit dans une grande famille, cette association, comme individualité, doit nécessairement se créer un opposé et un ennemi. Le cercle pourra être élargi, mais il rencontrera toujours des obstacles et de la résistance. On entend souvent déclamer de la chaire contre la vanité et l'instabilité des choses humaines; mais quelque touché qu'on soit de ces déclamations, chacun se dit qu'il gardera au moins ce qui lui appartient. Mais laissez arriver cette instabilité des choses humaines sous la forme des hussards avec leurs armes blanches, et l'humble adhésion se change en imprécations contre l'injustice et la cruauté des

conquérants. Les guerres n'en arrivent pas moins, quand les occasions s'en présentent; et les déclamations des prédicateurs, et les rêves des philosophes, sont démentis par l'histoire, dont les leçons se renouvellent sans cesse.

Dans presque tous les états européens, dit l'auteur que j'analyse, la direction des relations extérieures de l'état ressort du prince souverain. Comme chef de l'état il est chargé de maintenir ces relations, de déclarer la guerre, d'en diriger les opérations, et de conclure la paix. Il est vrai de dire, cependant, que dans les états constitutionnels les chambres peuvent participer directement à l'exercice des pouvoirs de déclarer la guerre et de conclure la paix, et elles auront toujours leur influence indirecte sur ces questions en votant le budget. En Angleterre, par exemple, où la couronne exerce ces pouvoirs souverains, néanmoins aucune guerre ne peut être commencée ou continuée sans l'approbation du parlement. Mais, si on veut soutenir que les princes et les cabinets sont plus dominés par les passions et les préjugés que les chambres, et si on voulait pour cette raison confier exclusivement à ces dernières le pouvoir de déclarer la guerre, on peut répondre que des nations entières sont tout aussi susceptibles d'être égarées par la passion que leurs princes. La nation anglaise a souvent forcé la main à son gouvernement pour le contraindre à faire la guerre contre les véritables intérêts du pays. La popularité de Pitt a été fondée sur son habileté à se plier aux désirs de la nation. Ce ne fut que plus tard, lorsque les passions se calmèrent, que l'on se convainquit que la guerre avait été entreprise sans nécessité et sans avantage.

La fidèle observation des traités est, d'après Hegel, le principe fondamental qui lie les états entre eux. Cependant les relations mutuelles de ces états étant fondées sur leur souveraineté, ils sont encore, les uns envers les autres, dans ce qu'on appelle l'état naturel. Leurs droits mutuels ne sont pas garantis par une puissance supérieure. Ces droits dépendent

de leurs volontés séparées. Il n'y a pas de juge suprême et souverain arbitre entre les états. Un tel juge suprême et souverain arbitre ne pourrait être constitué que par des conventions spéciales qui dépendraient pour leur exécution de volontés séparées. La conception de Kant d'une paix perpétuelle, reposant sur une association d'états pour décider, comme autorité reconnue de tous les membres de l'union, de chaque dissentiment entre eux, et pour en empêcher la décision par la guerre, suppose nécessairement le consentement des états associés. Mais, dit, Hegel, comme la durée de ce consentement, quelles que soient les considérations morales et religieuses sur lesquelles elle repose, dépendrait des volontés séparées de ces états, elle est toujours sujette à être interrompue. Les dissentiments entre les états souverains ne peuvent donc être vidés que par la guerre, à moins que les volontés séparées ne tombent d'accord pour les arranger. La grande difficulté sera toujours de déterminer quels sont les actes qui dans les relations multipliées des nations doivent être regardés comme violant les traités, l'indépendance reconnue, ou l'honneur national d'un état. Chaque état peut faire dépendre sa sûreté et son honneur de circonstances infiniment variées, dont il est le seul juge compétent, et qui sont souvent aggravées par la susceptibilité de la nation et le besoin qu'elle sent de diriger son activité vers l'extérieur. La réalité de la provocation qui donne lieu à des hostilités peut souvent reposer sur de simples conjectures, ou bien on peut se mettre en garde contre un danger éventuel qu'on considère comme probable.

Hegel termine cette partie de son ouvrage, en énonçant le principe que la reconnaissance mutuelle des états souverains continue, même en temps de guerre. La relation d'ennemis est transitoire, et le droit des gens suppose toujours la possibilité et même l'espoir du rétablissement de la paix. De cette supposition dérive l'usage de limiter l'exercice des droits de la guerre aux seuls combattants, et d'en exempter les per

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