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l'étourdie que la royauté assembla les états-généraux : elle avait comme le pressentiment des conséquences de cette grande mesure. Combien d'essais infructueux, combien d'expédiens employés, combien de ministères usés, combien de coups-d'état frappés avant de recourir à ce moyen extrême! Aurait-on oublié les ministères des Calonne, des Lamoignon, les lits de justice, l'exil des parlemens, celui du duc d'Orléans, la cour plénière, les conseillers saisis sur leurs siéges et emprisonnés, les notables deux fois assemblés, Necker renvoyé et rappelé, le déficit à combler. les courtisans à satisfaire? Aurait-on oublié toutes ces causes qui imposèrent à la couronne la convocation des états comme la plus impérieuse des nécessités.

Après la réunion de ces états, que d'efforts employés pour commettre les trois ordres les uns contre les autres et faire avorter ainsi toute réforme. Cette tactique avait constamment réussi dans les précédens états; la rivalité des ordres entre eux, l'impossibilité de concilier des intérêts si différens, de réunir dans une même formule des vœux si divers, de s'entendre sur rien, avaient fait échouer les précédens états-généraux dans toutes leurs tentatives de réforme. Si ces moyens jusqu'alors infaillibles n'eurent pas cette fois le même succès. il ne faut pas l'imputer au défaut d'habileté de la part de la cour; ce fut encore la faute du temps.

Dans les anciens états-généraux, l'équilibre existait entre les ordres. on pouvait les balancer les uns par les autres; cet équilibre, le temps l'avait rompu ; le nombre, la force, la puissance intellectuelle étaient au tiers-état. Á cette question: que doit être le tiers-état ? Sieyès avait pu répondre aux applaudissemens publics: Le tiers-état doit être tout. Le tiers-état le sentait bien; aussi ne le vit-on pas, comme jadis, se présenter en suppliant, à genoux et son humble requête à la main.

Dès le début des états, il s'empare de la salle commune, et fait signifier aux deux autres ordres qu'ils aient à venir se joindre à lui pour vérifier ensemble leurs pouvoirs. Rejetant la qualification de tiers-état, qui impliquait l'existence de deux autres ordres, il prend le nom de communes, puis celui d'assemblée nationale. Il se garde bien d'engager directement la question de la fusion des trois ordres et du vote par tête: il eût infailliblement échoué; il proteste au contraire par ses commissaires qu'il ne s'agit que de la vérification des pouvoirs en commun, dissimulant ainsi le but auquel il tend, mais sûr de l'atteindre par cette voie indirecte. Ce thème une fois fait, il n'est plus possible de l'en faire sortir; et se renfermant dans son inertie et son impassibilité, confiant dans les divisions intestines du clergé et de la noblesse, dans le besoin impérieux d'une réforme pour le peuple, de ressources financières pour la cour, il attend pendant deux mois avec une admirable réserve que le clergé adroit et cauteleux, par ses ruses et ses essais de conciliation que la noblesse, par ses emportemens et ses violences, la couronne, par ses prétentions et ses habitudes du pouvoir absolu, se compromettent tous et viennent, autant par lassitude que par la peur des colères du peuple, se jeter dans ses bras.

Ce fut la première victoire du tiers-état, et elle fut immense, car elle cut pour conséquence, ainsi que tous l'avaient prévu, la fusion des trois ordres et le vote par tête.

Cette victoire était méritée : le tiers état, dans cette circonstance qui fut décisive, sut juger avec une admirable perspicacité sa position, ses forces, le côté faible de ses adversaires; il sut attendre, se modérer et oser à propos, ce qui est rare même pour les hommes les plus consommés, ce qui semblait impossible pour une assemblée aussi nombreuse, aussi jeune, et sans aucune expérience de tactique politique.

A ce moment, la couronne se résigna-t-elle à subir la conséquence de cette fusion des trois ordres? Non: elle en appela à la force et à la force ouverte. On connaît assez et la fermeture par autorité du roi de la salle des séances, et le serment du jeu de paume, et cette séance royale du 23 juin, espèce de lit de justice où le roi, voulant imposer son programme à la France, débutait ainsi : « Le roi veut que l'an

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cienne distinction des états soit conservée en son entier comme es<< sentiellement liée à la constitution de son royaume. » Déclaration qui équivalait à une négation de toute réforme politique. Qui ne connaît les événemens qui suivirent cette séance, les paroles mémorables de Mirabeau, de Sieyès, l'agglomération de troupes aux environs de Versailles et de Paris, l'appareil militaire et menaçant déployé aux portes de l'assemblée, les adresses et les députations au roi pour obtenir l'éloignement des troupes, les soulèvemens populaires, la défection des gardes françaises, l'improvisation des municipalités et des gardes nationales, et enfin la prise de la Bastille qui fut le dénoûment de cette lutte où, il faut le reconnaitre de bonne foi, la force ne céda qu'à la force?

Tel fut le premier acte de ce grand drame. A partir du 14 juillet, la révolution fut accomplie. Le pouvoir et la force étaient passés dans l'assemblée nationale on vit tous les grands corps de l'état venir lui rendre leurs hommages; toutes les provinces, toutes les cités lui envoyer leurs adresses; le roi lui-même la supplier de rétablir l'ordre dans le royaume. Il ne s'agissait plus pour elle que de régler et fixer

l'avenir.

Un de ces élans d'enthousiasme et de générosité, qu'explique à peine cette vivacité d'impression qui est propre à notre nation, vint håter et simplifier dans la célèbre nuit du 4 août l'œuvre de l'assemblée,

Dans cette nuit à jamais mémorable où éclata une si noble émulation de sacrifices et de désintéressement, un immense autodafé fut dressé de tous les priviléges soit individuels, soit collectifs. de toutes les distinctions et inégalités de castes, de professions, de villes, de provinces: trois grandes conquêtes furent assurées, la liberté, l'égalité et l'unité de la France.

Il n'est malheureusement pas dans la nature de l'homme d'abandonner, sans un retour amer sur le passé, tout ce qui faisait son bonheur dans cette vie, le pouvoir et la richesse. A un premier entrainement devaient succéder les regrets; ils devaient naître surtout lorsqu'on vit l'assemblée convertir impitoyablement en lois et en résolutions pratiques toutes et chacune des conséquences de ce mouvement d'enthousiasme. D'ailleurs un parti nombreux et puissant ne s'était pas associé à cet élan de générosité; il avait protesté, s'était rallié pour reconquérir les positions perdues : le théâtre de la lutte et la tactique furent seuls changés.

Ce fut alors que commencèrent du côté de la cour les émigrations, les appels à l'étranger, les intrigues diplomatiques, les excès provoqués et encouragés, les refus calculés de sanction royale, les libelles contre l'assemblée, les enrôlemens secrets, les préparatifs militaires de Bouillé en Lorraine et en Franche-Comté, les manifestations menaçantes des officiers des gardes et régimens dévoués; ce fut alors qu'éclatérent du côté du peuple, et par une réaction inévitable, les violences du 6 octobre, les mesures de défiance et de sûreté contre le roi et sa famille, ces humiliations, ces contraintes qui enfin poussèrent Louis XVI au parti désespéré de la fuite et amenèrent son arrestation à Varennes.

Jamais l'assemblée ne se montra si grande, si résolue que dans cette crise. Déjà en possession de fait du gouvernement du pays, la disparition du roi ne changeait rien à son action, à ses pouvoirs; mais cet événement pouvait devenir un prétexte de résistance au dedans, d'agression au dehors. Six jours et six nuits furent consacrés à parer à toutes les éventualités de guerre civile et de guerre étrangère; après quoi l'assemblée reprit paisiblement le cours des travaux de la constitution.

Le roi, ramené à Paris, fut amnistié, c'est le mot propre, par l'assemblée constituante, puis replacé sur le trône, gardé à vue; et c'est à ce fantôme de royauté avilie, dégradée, que fut solennellement remis le dépôt de la constitution.

« Ce qui vous garantit, Sire,» disait Thouret au roi en lui présentant la constitution, « votre titre de roi des Français, c'est le besoin qu'une aussi grande nation aura toujours de la monarchie héréditaire.»> Un roi ramené entre des gendarmes, mis en surveillance sur son trône, était un phénomène qui ne pouvait vivre.

C'était peut-être une pensée plus honorable que raisonnable que celle de vouloir concilier une révolution aussi radicale avec la conservation de la dynastie contre laquelle elle était faite. C'était demander à une famille une abnégation sur-humaine que d'exiger d'elle un oubli complet de son passé: les regrets d'un côté, les défiances de l'autre, devaient entretenir une guerre sourde entre la dynastie conservée, mais dépouillée, mutilée, et les pouvoirs nés de la révolution. La paix ne pouvait être ni sincère ni durable.

Si l'assemblée eût été moins honnête, moins fidèle à ses engagemens, elle eût peut-être senti qu'à une telle révolution il fallait une dynastie nouvelle qui, s'identifiant avec cette révolution, lui dût tout et n'eût rien à lui reprocher, qui n'eût ni regrets ni ressentimens à satisfaire, mais aussi qui, par cette raison, n'inspirât ni défiance ni inquiétude; l'assemblée constituante ne voulut pas imiter le parlement anglais de 1688: il faut le dire, c'est la partie morale de cette assemblée qui dans cette circonstance l'emporta sur la partie politique. Si ce fut une faute, cette faute fut celle de la vertu et de la bonne foi.

Une assemblée peut adopter des fictions, se passionner pour des abstractions; il n'en est pas de même des masses. Le peuple ne crut plus à la royauté dès qu'il n'eut plus ni confiance ni respect pour elle; de là cette lutte non plus entre la couronne et l'assemblée constituante soutenue par le peuple, mais entre le peuple et la couronne soutenue par l'assemblée constituante, lutte dans laquelle les deux plus grandes

popularités de l'époque, celles de Lafayette et Bailly vinrent se briser; de la ce funeste conflit du Champ-de-Mars qui jeta un si triste reflet sur les derniers jours de l'assemblée constituante, et qui arrachait à Rabaud St-Etienne, au moment de se retirer, ces mots prophétiques : la France n'a pas fait sa révolution, elle l'a commencée!

Telles sont les trois phases bien distinctes que l'assemblée nationale a eu à traverser; dans la première on la voit soutenir une lutte contre 'les ordres privilégiés et la couronne pour se constituer elle-même ; dans la deuxième, elle constitue la France au milieu des intrigues et des orages qui l'environnent; dans la troisième, elle s'efforce de consolider et défendre son œuvre contre les passions soulevées.

Comme toutes les assemblées, l'assemblée constituante ne s'était pas d'abord bien rendu compte des nécessités qu'emportait la mission qu'elle avait reçue et acceptée, celle de refaire la constitution du pays. Si elle les avait aperçues tout d'abord, elle eût reculé peut-être devant l'immensité de sa tâche; ce n'est que graduellement et successivement, c'est de nécessité en nécessité, d'incident en incident, qu'elle s'est trouvée portée au point où elle est arrivée.

Tout pouvoir constituant doit être unique et souverain. Faire une constitution d'accord avec deux ordres privilégiés, avec l'autorité royale intéressée à maintenir le statu quo, c'était chose impossible; on ne pouvait demander à ces pouvoirs un véritable suicide. Ou la réforme devait avorter, ou l'assemblée devait absorber tous les autres pouvoirs; et c'est à ce résultat que la force des choses la conduisit. De plus et pour briser tant de résistance il fallait bien à l'assemblée nationale un point d'appui et un levier; elle ne pouvait les trouver que dans le peuple. Elle ne provoqua pas les insurrections populaires; elle en profita avec réserve et modération, et, sans se priver de cette force qui lui était nécessaire, elle parvint à la régulariser et souvent à la modérer.

Elle s'est fait gouvernement, parce que c'était la condition indispensable de l'accomplissement de son œuvre, et parce que d'ailleurs le gouvernement du roi s'était, après la prise de la Bastille, complétement annulé, et qu'il fallait bien que le gouvernement fût quelque part.

Enfin, comme assemblée politique et révolutionnaire, elle a eu le premier de tous les mérites, elle a accompli largement sa mission, elle l'a fait avec sagesse, courage, constance et intelligence; elle a même dépassé toutes les espérances, toutes les prévisions. Ses torts, si elle en a eu, sont cenx de la nécessité, ses fautes, celles de la bonne foi et de l'honnêteté; et, lorsqu'on considère de combien d'élémens étrangers les uns aux autres, pour ne pas dire hostiles, cette assemblée était composée, combien d'intérêts ennemis elle représentait, combien de causes de dissolution elle avait en elle et hors d'elle; lorsqu'on considère que nous sortions alors d'un long esclavage, qu'il n'y avait dans le pays ni habitudes, ni mœurs politiques; qu'elle fut obligée de marcher à travers tous les obstacles. sans précédens, sans guide, sans traditions; qu'elle fut dans la nécessité de gouverner, tout en brisant les uns après les autres tous les ressorts du vieux gouvernement, on ne peut assez admirer par quel génie heureux cette assemblée a pu résoudre un si difficile problème.

Dans cette circonstance, comme dans beaucoup d'autres, comine

lors de notre révolution de 1830, s'est vérifié un phénomène qui est peut-être propre à notre France, c'est que sans unité, sans combinaison, sans direction, tout s'est coordonné, sous la loi de la nécessité, avec une merveilleuse intelligence.

Ainsi l'assemblée constituante ne pouvait, avec son président et son bureau renouvelés tous les quinze jours, avec son réglement intérieur tout démocratique, satisfaire aux conditions gouvernementales qui exigent de la suite, de l'ensemble dans les mesures : hé bien! elle crée des comités qui satisfont à ces conditions. Ses comités de rapports, d'informations, de subsistances, de finances, de diplomatie, de la guerre, de la marine se partagent les attributions du gouvernement. Les ressorts secondaires manquaient complétement; les magistratures consulaires des villes, les états des provinces, les parlemens, tous ces pouvoirs intermédiaires étaient ou ennemis ou brisés ; Paris surtout avait besoin d'une administration qui, en donnant pleine sécurité et, au besoin, appui à l'assemblée, protégeât cependant les personnes et les propriétés et pourvût à la rareté des subsistances qui se faisait cruellement sentir: eh bien! voilà qu'à Paris et dans les quarante mille communes s'organisent des municipalités qui, sorties du sein des populations, se mettent en rapport et se trouvent en parfaite harmonie avec l'assemblée constituante.

A tout gouvernement il faut une armée: avec la rapidité de l'électricité se répand dans les villes, dans les campagnes on ne sait quel bruit, on ne sait quelle terreur panique qui arme aussitôt les citoyens; il se forme dans toute la France une garde nationale qui se réunit, s'organise comme par enchantement.

A la tête de la municipalité de Paris est placé Bailly, le président du Jeu de paume; à la tête de la garde nationale, Lafayette; et par ces deux hommes se trouvent rattachées à l'assemblée nationale toutes les forces actives de la révolution.

Les finances étaient un écueil contre lequel la vieille monarchie s'était brisée, et contre lequel la réforme pouvait à son tour échouer : le crédit n'accompagne pas toujours l'enthousiasme. Les emprunts proposés par Necker n'avaient pas réussi; l'assemblée avait eu beau recommander le paiement provisoire des impôts existans, elle fut désobéie en ce point: comment payer des impôts proclamés oppresseurs auxquels on ne laissait qu'une existence éphémère? L'assemblée devait d'ailleurs à l'espoir de l'abolition définitive de ces impôts une grande partie de sa popularité; elle avait encore besoin de cette force qu'elle aurait pu compromettre par des mesures fiscales. Cependant il fallait de l'argent: les biens du clergé attribués à l'état par une mesure hardie et vigoureuse satisfont à cette nécessité. Cette mesure sauva la révolution; mais il n'appartenait peut-être qu'à l'assemblée nationale de l'oser et de la mettre à exécution.

C'est ainsi qu'avec ses comités, avec ses quarante mille municipalités organisées, avec ses trois millions de gardes nationaux en armes, avec ses assignats garantis par les biens du clergé, avec tous ces moyens de force et d'action dus à quelques combinaisons heureuses, mais en grande partie à ce merveilleux instinct national qui ne manqua jamais à la France dans ses grandes crises, l'assemblée constituante se trouva réunir les élémens du gouvernement le plus fort

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