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AVERTISSEMENT AU LECTEUR.

OBJET DU PRÉSENT OUVRAGE. - SON PLAN GÉNÉRAL.

Les circonstances ayant fait de moi un député pendant une dizaine d'années, le spectacle des querelles politiques dans lesquelles, bon gré, mal gré, je devais prendre parti, l'importance des discussions dans lesquelles, malgré mon inexpérience, je devais donner un avis, m'inspirèrent le désir d'étudier cette science politique qui était censée éclairer mes votes. Je ne m'en étais jamais occupé jusque-là. On me dira qu'il eût été préférable de faire cette étude auparavant, et que mon suffrage pouvant être utile ou nuisible à des millions d'êtres humains, il eût été sage et honnête de chercher au préalable à connaître leurs affaires. avant d'en décider. J'en conviens; mais le lecteur, à qui la vérité m'oblige de faire l'aveu de mon ignorance, sera, j'espère, indulgent envers moi, comme le sont en général les Français envers ceux auxquels ils confient le gouvernement. Nous voyons tous les jours les électeurs accorder d'emblée à un mandataire quelconque la science de ce gouvernement, et au fond c'est équitable puisqu'ils ne se la refusent jamais à eux-mêmes.

Quoi qu'il en soit, les circonstances, je le répète, ayant mis dans mes mains en 1871 une des 750 rênes par les

LES LOIS SOCIALES.

a

quelles l'État devait être conduit, je désirai m'acquitter de ma fonction le moins mal possible. De là la pensée de rechercher à quels principes je devais obéir.

Pour que la vérité soit entière, je dois faire encore un aveu, c'est que je n'ai guère pu obéir à mon honnête inspiration tant que je suis resté député. Le temps me manquait, les affaires et les électeurs m'absorbaient; mais quand mon mandat a été terminé, j'ai pu exécuter mon projet, et le présent travail est le résultat de mes premières réflexions.

D'abord, je me suis résolu à n'accepter aucune opinion toute faite parmi celles qui divisent les hommes politiques. Au risque de paraître présomptueux en ne me réclamant de l'autorité de personne, il me fallait en agir ainsi; car, témoin quotidien de disputes acharnées entre des hommes à qui je ne voulais refuser ni l'honnêteté ni l'intelligence, dont les discours cependant semblaient dictés par des principes opposés, je devais remettre leurs principes mêmes en question pour que mon choix fût impartial.

Puis, la place étant ainsi complètement vide, je me proposai de tracer des règles de conduite; mais toute règle suppose l'existence de certaines lois avec lesquelles cette règle est en étroite relation. S'agit-il par exemple de construire? Les règles auxquelles s'assujettit l'ingénieur en ce qui regarde les dimensions des diverses parties, dérivent des lois auxquelles le monde matériel est soumis; elles dérivent notamment des lois de la physique et de la mécanique; c'est là seulement qu'elles trouvent leur raison d'être.

AVERTISSEMENT AU LECTEUR,

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D'une manière générale, dans les sciences matérielles, une règle quelconque suppose l'existence des lois de la pesanteur, de la chaleur, de l'électricité... ou de quelquesunes d'entre elles.

Je me suis dit qu'il existait sans doute des lois analogues, auxquelles étaient soumises les vicissitudes de l'existence des peuples, et que, pour tracer une règle de conduite à des hommes politiques, je devais, avant tout, chercher à me rendre compte de ces lois : je leur ai donné le nom de Lois sociales, leur étude est l'objet de ce livre.

A la vérité, je me suis ainsi écarté du premier but de mes recherches, car j'avais eu d'abord le simple désir de me tracer des règles de conduite, et non pas la curiosité de connaître des lois sociales; mais évidemment, ces règles étant la conséquence des lois, ne pouvaient venir qu'en second lieu, et la logique m'ordonnait de renoncer, au moins provisoirement, à m'en occuper. Elles appartiennent, en effet, à un autre ordre d'études; aussi, de même que les traités de physique ne parlent qu'incidemment, ou pas du tout, des applications de cette science aux diverses industries, de même je ne cherche pas ici à faire l'application à la politique des conclusions auxquelles j'arrive; si cette application se présente d'elle-même, je ne l'évite pas, mais je ne dois pas me détourner pour la chercher.

Les premiers chapitres se sont ainsi trouvés consacrés à la question de savoir s'il existait des lois sociales, et quelles elles pouvaient être. Les chapitres suivants sont consacrés à l'étude de ces lois, et à la recherche de leurs effets sur la société. Pour citer un exemple, on verra dans

les premiers chapitres que l'intérêt personnel est une des causes agissant constamment sur les sociétés humaines, et un peu plus loin, que son effet, sa loi, est de porter

partout la désorganisation.

On aurait pu sans doute présenter ces mêmes idées sous une forme plus condensée, plus nette, en énonçant tout d'abord les propositions auxquelles je suis arrivé par un chemin plus ou moins long, et en donnant ensuite la démonstration. Mais je préfère laisser les idées se succéder dans l'ordre où elles se sont présentées à mon esprit, c'est l'ordre naturel, et je le trouve plus persuasif; d'ailleurs plus je vais, plus je sens que la forme dogmatique convient. moins à mon sujet qu'à tout autre. Les causes qui agissent simultanément dans les événements politiques sont si variées et si nombreuses, que le doute est presque toujours possible sur l'explication de ces événements. Ne vaut-il pas mieux, en traitant un sujet si incertain, que la forme même témoigne un peu de cette incertitude?

Cette dernière pensée est peut-être obscure, mais je sens qu'en cherchant à l'éclaircir, je serais amené à refaire mon livre; ce n'est point le but de cet avertissement, et je le termine.

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