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suffisamment les intérêts du nu propriétaire, la loi ne lui donnerait pas une action en déchéance pour cause d'abus; et si l'usufruitier n'avait d'autre obligation que de rendre la chose non détériorée à l'extinction de l'usufruit, la loi n'aurait pas pris la peine d'entrer dans le détail des réparations dont il est tenu pendant la durée de l'usufruit. La cour d'Amiens a fait une autre objection : l'usufruitier a le droit de jouir, il ne faut pas qu'il soit entravé à chaque pas par les plaintes et les exigences du nu propriétaire. Il est vrai que le nu propriétaire peut abuser de son droit d'agir pour vexer l'usufruitier; mais les tribunaux ne sontils pas là pour réprimer ces abus, en prononçant des dommages-intérêts (1)?

Nous venons de résumer un arrêt très-bien motivé de la cour de cassation. Dans une autre espèce, la cour a rejeté le pourvoi contre un arrêt qui dispensait l'usufruitier de faire immédiatement les réparations d'entretien. La cour de Lyon se fondait sur trois motifs : d'abord il s'agissait de réparations à faire dans l'intérieur d'une maison; puis la substance de la chose n'était pas altérée par le défaut de réparations; enfin le cautionnement donnait au propriétaire une ample garantie. Ces motifs parurent suffisants à la cour de cassation (2). Il nous semble que c'est dévier des principes qu'elle a si bien établis dans son premier arrêt. Sans doute quand il s'agit de dommages et intérêts pour mauvaise gestion, le juge peut ajourner le débat à la fin de l'usufruit, si le nu propriétaire n'a pas un intérêt né et actuel à agir. Nous avons admis cette règle avec la jurisprudence. Mais, dans l'espèce, il s'agit de l'inexécution d'une obligation positive imposée à l'usufruitier; le nu propriétaire peut agir, et il a intérêt à agir; peu importe que cet intérêt soit plus ou moins grand; les tribunaux n'ont pas le droit d'entrer dans des considérations pareilles; tout ce qui leur est permis, c'est de réprimer des

(1) Arrêt d'Amiens du 1er juin 1822, cassé par arrêt du 27 juin 1825 (Dalloz, au mot Usufruit, no 524). La doctrine ancienne et moderne est unanime sur ce point. Voyez Demolombe, t. X, p. 508, no 573.

(2) Arrêt de rejet du 10 décembre 1828 (Dalloz au mot Usufruit, no 525, 1o). Demolombe approuve cette décision (t. X, p. 510, no 574).

actions vexatoires en prononçant des dommages-intérêts contre le demandeur.

544. Si des réparations d'entretien sont nécessaires lors de l'ouverture de l'usufruit, l'usufruitier doit-il les faire? Pothier enseigne la négative, et il s'exprime sans l'ombre d'un doute (1). En effet, comment l'usufruitier pourrait-il avoir des obligations qui préexistent à l'ouverture de son droit? Les principes et le bon sens se révoltent également contre une pareille supposition. Nous avons d'ailleurs un texte qui décide la question. L'usufruitier est tenu des grosses réparations, dit l'article 605, lorsqu'elles ont été occasionnées par le défaut d'entretien depuis l'ouverture de l'usufruit. Donc ce n'est qu'à partir de ce moment que l'usufruitier doit faire les réparations.

L'application du principe soulève néanmoins une grande difficulté. Aux termes de l'article 600, l'usufruitier prend les choses dans l'état où elles sont. Il n'a donc aucune action contre le nu propriétaire pour le forcer à faire les réparations qui seraient nécessaires à l'ouverture de l'usufruit. De son côté, il n'est pas tenu de les faire. Les choses resteront-elles dans cet état jusqu'à ce que l'usufruit vienne à cesser? Il arrivera le plus souvent que le défaut de réparations d'entretien rendra nécessaire une grosse réparation, laquelle n'étant pas faite, la chose périra. Or, l'usufruitier ne doit-il pas conserver la substance de la chose? et s'il ne la rend pas parce que, faute d'entretien, elle a péri, n'est-il pas responsable? On le prétend (2). Il y a sans doute quelque chose qui choque le bon sens à soutenir que personne ne doit faire les réparations, au risque de laisser tomber la chose en ruine. Nous dirons plus loin. qu'il y a un moyen de concilier, sinon la rigueur des principes, du moins les textes avec le bon sens, et ajoutons avec l'intérêt général, en obligeant le nu propriétaire à faire les grosses réparations. Pour le moment, il s'agit de l'usufruitier; quant à lui, il n'y a aucun doute au point de vue des principes. Il n'est pas tenu de faire les réparations

(1) Pothier, Du donaire, no 238.

2) Proudhon, t. IV, p. 106, nos 1658 et 1659; Demante, t. II, p. 527, • 449 bis 1.

d'entretien qui étaient nécessaires lors de l'ouverture de l'usufruit; donc il ne peut pas être responsable des conséquences qui résultent de ce défaut d'entretien. Le bon sens est ici d'accord avec les principes. Au moment où l'usufruit s'ouvre, il y avait des réparations nécessaires à faire. Qui est responsable de ce défaut d'entretien? Evidemment le propriétaire. Cependant il s'obstine à ne pas les faire, en invoquant le principe juridique que lui, propriétaire du fonds servant, est tenu à souffrir, non à faire. Puis les choses tombent en ruine. Et alors le nu propriétaire viendra dire à l'usufruitier : Vous êtes responsable parce que vous ne me rendez pas la substance de la chose! Mais par la faute de qui ne la rend-il pas? Par la faute du propriétaire. Quel étrange renversement et des principes et de l'équité, que de rendre l'usufruitier responsable de la négligence et de l'obstination du nu propriétaire! Concluons que si le nu propriétaire veut laisser périr la chose, il doit aussi supporter la perte. C'est l'opinion commune (1).

545. L'usufruitier n'est donc tenu des réparations qu'à partir de l'ouverture de l'usufruit. Est-ce l'ouverture de droit, ou est-ce le moment où la délivrance lui est faite? L'expression ouverture de l'usufruit, dont l'article 605 se sert, peut s'appliquer à l'ouverture de droit ou à l'ouverture de fait; mais l'esprit de la loi ne laisse aucun doute. L'usufruitier est tenu des réparations parce qu'il jouit; c'est sur les fruits qu'il perçoit qu'il en paye les frais. Conçoit-on qu'il ait une charge avant d'avoir les bénéfices avec lesquels il supporte cette charge? Peut-on séparer le droit et l'obligation? On objecte que le droit à l'usufruit ne date pas de la mise en possession, qu'il date du jour où le testament est ouvert, s'il s'agit d'un usufruit légué, et non du jour où le légataire obtient la délivrance. Oui, la propriété s'acquiert à la mort du testateur, mais c'est là un droit abstrait qui ne permet pas au légataire de percevoir les fruits, qui par conséquent ne peut pas lui imposer une

(1) Demolombe, t. X, p. 504, no 572 et les autorité qu'il cite. Comparez Dalloz, au mot Usufruit, no 523.

charge corrélative à la jouissance. Il y a une dernière considération qui est décisive parce qu'elle s'appuie sur le texte même que l'on invoque contre l'usufruitier. Si une grosse réparation est occasionnée par le défaut d'entretien, l'usufruitier en est tenu, dit l'article 605; pourquoi? Tout le monde répond: Parce qu'il est en faute. Or, peut-il être en faute alors que l'usufruit est, à la vérité, ouvert de droit par la mort du testateur, mais que l'usufruitier, n'étant pas en possession, ignore même qu'il y a une réparation, ignore jusqu'à l'existence du legs? Donc quand ce même article 605 parle du défaut de réparations d'entretien depuis l'ouverture de l'usufruit, il entend l'ouverture de fait et non l'ouverture de droit (1).

546. D'après ce que nous venons de dire, l'usufruitier est tenu, par exception, des grosses réparations quand elles ont été occasionnées par le défaut de réparations d'entretien depuis l'ouverture de l'usufruit (art. 605). C'est l'application du principe élémentaire d'après lequel chacun répond de sa faute. De là suit que l'usufruitier sera tenu des grosses réparations, dans tous les cas où elles sont occasionnées par une faute quelconque, comme s'il avait brisé les poutres d'un plancher en les surchargeant d'un trop grand poids (2). On pourrait objecter que ce cas n'est pas prévu par l'article 605, et que cette disposition étant exceptionnelle, on ne peut pas l'étendre, fût-ce par analogie. Nous répondons que l'exception de l'article 605 n'est que l'application d'un principe général de droit, et ces exceptions-là peuvent et doivent être étendues par l'application analogique de la loi (3). Veut-on absolument un texte; on l'a dans l'article 1382, qui oblige celui qui par sa faute cause un dommage à le réparer. Voilà la règle dont l'article 605 est une application. La règle est générale, universelle.

547. L'obligation des réparations peut être très-lourde

(1) Proudhon, t. III, p. 103, nos 1655, 1656; Demolombe, t. X, p. 489, no 554. En sers contraire, Hennequin, t. II, p. 451, et Dalloz, au mot Usufruit, no 522.

(2) Proudhon, t. IV, p. 70, no 1619; p. 105, no 1657. Demolombe, t. X, p. 491, no 555.

(3) Voyez le tome Ier de mes Principes, p. 351, no 277.

et dépasser le bénéfice que l'usufruitier retire de sa jouissance. On demande si dans ce cas l'usufruitier peut se décharger de cette obligation en abandonnant l'usufruit. En principe, celui qui est obligé personnellement ne peut pas se délier de l'obligation qu'il a contractée, quand même il ferait l'abandon de tous ses biens à ses créanciers. Il faut donc voir si, dans l'espèce, il y a un créancier et un débiteur. Il y a un cas dans lequel l'affirmative n'est pas douteuse; si l'usufruitier est tenu d'une réparation par sa faute, on doit lui appliquer le principe général; il est personnellement obligé en vertu de son quasi-délit; dès lors il est tenu de réparer le dommage qu'il a causé, et il en est tenu indéfiniment. Tout le monde est d'accord sur ce point (1).

Supposons que les réparations soient devenues nécessaires par le cours naturel des choses, sans faute aucune de l'usufruitier. Dans ce cas, on distingue. Tous les auteurs admettent que l'usufruitier peut se dégager de l'obligation d'entretien en abandonnant l'usufruit, ce qui veut dire que l'usufruit retournera au nu propriétaire. L'opinion générale implique que l'usufruitier n'est pas personnellement obligé, car s'il l'était, l'abandon ne se concevrait pas. Cependant la loi dit que l'usufruitier est tenu des réparations d'entretien; et nous avons enseigné, avec tous les auteurs, que c'est là une véritable obligation, en ce sens du moins que l'usufruitier peut être contraint à la remplir. Reste à savoir si on peut l'y forcer malgré l'abandon qu'il ferait de l'usufruit. Pothier enseigne, conformément au droit romain, que l'usufruitier n'est tenu des réparations que comme détenteur de la chose dont il a la jouissance; que dès lors il peut s'en décharger en abandonnant la chose. Le lien qui oblige l'usufruitier n'est donc pas un lien personnel; il est seulement obligé à cause de la chose, comme Pothier s'exprime; s'il cesse de détenir la chose, il cesse par cela même d'être tenu de l'entretenir. A partir de cet abandon, c'est le propriétaire qui jouit; or, l'entretien est une charge de la jouissance (2).

(1) Voyez les autorités dans Dalloz, au mot Usufruit, no 529, et dans Aubry et Rau, t. II, p. 498, note 22.

(2) Pothier, Du douaire, no 237; Proudhon, t. V, p. 24, no 2182-2190.

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