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Il y a cependant une restriction au droit que nous reconnaissons à l'usufruitier de louer les meubles. Ici nous nous rapprochons de l'opinion généralement suivie; car dans les questions d'application, l'on s'accorde mieux que sur les principes. L'usufruitier doit jouir en bon père de famille, il faut donc qu'il jouisse des choses suivant leur destination. Or, il y a des choses qui sont destinées à l'usage personnel de l'usufruitier : tels sont les vêtements, le linge. Les donner à bail, ce serait mésuser, comme dit Domat (1). Quand la destination des choses exclut-elle le louage? C'est une question de fait. L'inten ion de ceux qui ont constitué l'usufruit doit être prise en considération. Jugé ainsi par la cour de Bourges. Une fille, par égard pour sa mère, lui laisse l'usufruit des meubles dont elle • lui avait payé la valeur; dans ce mobilier se trouvaient des draps, des serviettes, des chemises. Certes l'intention du constituant était que la mère continuât à user de ces choses comme elle avait fait jusqu'alors, pour ses besoins personnels, puisque c'est en vue de ces besoins que l'usufruit avait été établi. On pouvait en dire autant des meubles meublants, dans l'espèce; la fille qui en abandonnait la jouissance à sa mère devait espérer les retrouver, à la mort de l'usufruitière, dans un état de bonne conservation, tandis qu'ils n'auraient pas tardé d'être gâtés ou brisés dans les mains des locataires (2).

472. Il y a une autre différence entre le bail des meubles et celui des immeubles, concernant la durée. Le code déroge aux principes en permettant à l'usufruitier de passer des baux obligatoires pour le nu propriétaire, même après l'extinction de l'usufruit. Cette dérogation, comme toute exception, est de stricte interprétation. Or, le texte ne s'applique qu'au louage des immeubles (art. 595). Le code ne parle pas des meubles; par cela seul il les laisse sous l'empire du droit commun, ce qui décide la question (3). Les motifs d'ailleurs qui ont fait introduire l'exception de l'article 595 ne s'appliquent qu'aux immeubles;

(1) Domat, Lois civiles, liv. I, tit. XI, sect. III, art. 10.
(2) Bourges, 6 juin 1817 (Dalloz, au mot Usufruit, no 200).
(3) C'est l'opinion générale (Aubry et Rau, t. II, p. 490 et note 52).

cela explique le silence de la loi et confirme l'opinion générale. Le texte de l'article 595 n'est pas aussi décisif qu'on le dit, car tout le monde convient que l'expression donner à ferme ne doit pas être prise dans le sens spécial qu'elle a; et dans notre opinion, la première partie de l'article comprend même le louage des meubles. Mais si le texte laisse quelque doute, l'esprit de la loi n'en laisse aucun. Les baux de meubles finissent donc avec l'usufruit.

473. On demande si les principes concernant le bail de meubles s'appliquent à l'usufruit des animaux. Nous no voyons aucune raison de douter. Le code ne parle pas plus du bail des animaux que du bail des meubles en général. On doit donc appliquer la même règle en y apportant la même restriction. Il se pourrait néanmoins que le bail d'un troupeau dépassât la durée de l'usufruit; si l'usufruitier donne un bien rural à bail en livrant un troupeau au fermier, le bail principal durera pendant la période de neuf ans dans laquelle le fermier sera entré, à l'extinction de l'usufruit. Il faudra en dire autant du bail du troupeau, car ce bail n'est ici qu'une clause accessoire du bail principal; ce sont des animaux destinés à la culture. On ne concevrait pas que le bail principal continuât et que le bail accessoire cessât; comment le fermier cultiverait-il, s'il n'avait plus d'animaux destinés à la culture (1)?

§ II. Droit de disposition.

No 1. CESSION DE L'USUFRUIT.

474. Aux termes de l'article 595, l'usufruitier peut vendre ou céder son droit à titre gratuit. C'est l'application du droit commun; toute chose peut être vendue si elle est dans le commerce (art. 1698), et tous les biens sont, en principe, dans le commerce. Si le code le dit de l'usufruit, c'est qu'il y a des droits analogues qui ne peuvent être ni cédés ni loués, ce sont les droits d'usage et

(1) Proudhon, t. III, p. 65, no 1086; Marcadé, t. II, p. 469, article 595, n°3.

d'habitation (art. 631 et 634. Il y a de cela des motifs spéciaux que nous exposerons en traitant de ces droits, ces motifs ne s'appliquent pas à l'usufruit: il reste donc dans la règle.

On a cependant soutenu que l'usufruit est aussi attaché à la personne de l'usufruitier, en ce sens qu'on n'en peut céder que l'exercice, le droit même restant incessible. Querelle de mots, comme dit Marcadé, car au fond tout le monde est d'accord. Cette querelle de mots ne devrait pas même être soulevée en présence du texte formel de l'article 595 c'est bien le droit d'usufruit qui peut être transmis à titre onéreux ou à titre gratuit. Quand le texte est si positif, pourquoi veut-on le changer? Parce que, dit-on, l'acheteur et le donataire ne deviennent pas usufruitiers; en effet, s'ils le devenaient, l'usufruit s'éteindrait à leur mort, tandis qu'il s'éteint à la mort du cédant ou du donateur, preuve que celui-ci reste usufruitier. L'objection est vraiment futile. Le droit d'usufruit est un droit viager de son essence, il s'éteint nécessairement à la mort de l'usufruitier. Ce droit changera-t-il de nature, cessera-t-il d'être viager si l'usufruitier trouve bon de le vendre ou de le donner? L'acheteur ou le donataire acquerront le droit tel qu'il est dans son essence, c'est-à-dre limité à la vie du cédant; de sorte que l'usufruit ne s'éteindra pas par la mort du cessionnaire; il le transmettra à ses héritiers, le droit devant durer aussi longtemps que le cédant vivra, et s'éteignant à sa mort. Par contre, on donne une fausse idée de la cession de l'usufruit en disant qu'elle ne transmet que l'exercice du droit. Si cela était, le cessionnaire aurait seulement le droit de percevoir les revenus des biens; quant au droit réel, il resterait attaché à la personne de l'usufruitier; d'où suivrait que le cessionnaire ne pourrait pas hypothéquer l'usufruit ni le céder. Cela serait contraire à tout principe, puisque l'usufruitier en cédant l'usufruit a voulu transporter au cessionnaire les droits qu'il a lui-même; il lui a donc transmis un droit immobilier. L'usufruit immobilier peut être hypothéqué, donc le cessionnaire de l'usufruit doit aussi avoir le droit de le donner en hypothèque. Posons donc comme principe

certain que c'est le droit même d'usufruit qui est l'objet de la cession ou de la donation (1).

475. Du principe que l'usufruit peut être vendu, suit qu'il peut être hypothéqué quand il porte sur un immeuble. Nous avons déjà dit que l'hypothèque n'existe que pendant la durée de l'usufruit (art. 2118) (2). Il y a, sous ce rapport, une anomalie dans le code : il maintient les baux, même après l'extinction de l'usufruit, tandis que l'hypothèque s'éteint avec le droit de l'usufruitier. L'anomalie vient de ce que le législateur a dérogé aux principes pour le bail; nous en avons dit les raisons. Ces raisons n'existaient point pour l'hypothèque; ici il fallait appliquer le principe d'après lequel le droit du cédant venant à cesser, les droits par lui cédés aux tiers doivent aussi

cesser.

Il suit du même principe que le droit d'usufruit peut être saisi et vendu par les créanciers de l'usufruitier. Nous disons le droit d'usufruit. Les créanciers ne pourraient pas saisir les choses mêmes grevées d'usufruit, car l'usufruitier n'en est pas propriétaire, sauf quand il y a quasi-usufruit; or, les créanciers ne peuvent saisir que les biens de leur débiteur. Ce droit de saisie peut être exercé sans distinction entre l'usufruit mobilier et l'usufruit immobilier. En effet, l'article 595 ne distingue pas; il permet à l'usufruitier de céder ou de donner son droit, quel qu'il soit, et ce qui est cessible est aussi saisissable. On fait cependant une exception: quand il s'agit de meubles que l'usufruitier ne peut pas louer, le nu propriétaire, dit-on, peut s'opposer à la saisie. Il y a un arrêt en faveur de cette opinion (3). Sans doute, le législateur aurait dû déclarer insaisissables, dans l'intérêt du nu propriétaire, les meubles dont l'usage étant attaché à la personne de l'usufruitier ne peut être ni cédé ni loué. Ce que le législateur n'a point fait, l'interprète le peut-il faire?

(1) Voyez les autorités dans Aubry et Rau, t. II, p. 491 et note 58. Il faut y ajouter Genty (De l'usufruit, p. 75, n° 98) qui enseigne les vrais principes. (2) La loi hypothécaire belge du 16 décembre 1851 reproduit cette disposition (art. 45, no 2).

(3) Paris, 3 août 1857 (Dalloz, 1857, 2, 171).

Ce serait une exception à l'article 595. Cette disposition est générale, elle permet à l'usufruitier de céder toute espèce d'usufruit, donc elle permet aussi de saisir tout usufruit. Les considérations que l'on fait valoir en faveur du propriétaire sont à l'adresse du législateur (1).

476. Quels sont les effets de la cession que l'usufruitier fait de son droit? Nous avons déjà dit quels sont les droits du cessionnaire. Il nous reste à voir quel est l'effet de la cession à l'égard du nu propriétaire. La constitution de l'usufruit impose à l'usufruitier des obligations dans l'intérêt du nu propriétaire, obligations dont celui-ci peut exiger l'exécution. Si l'usufruitier cède son droit, cessera-t-il d'être tenu à l'égard du nu propriétaire? Non, dit-on.. On peut bien céder ses droits, mais on ne cède pas ses obligations. L'usufruitier restera donc obligé, après comme avant la cession, à l'égard du nu propriétaire. Il doit conserver pour rendre; il restera tenu de cette obligation essentielle; de là suit qu'il répondra de la mauvaise gestion du cessionnaire, sauf son recours contre celui-ci. Le nu propriétaire a-t-il une action directe contre le cessionnaire? Nous le croyons. En effet, le cessionnaire est usufruitier, puisque c'est le droit même d'usufruit qui lui a été cédé; or, c'est contre l'usufruitier que le nu propriétaire a action, indépendamment de tout lien d'obligation qui pourrait résulter de la constitution de l'usufruit (2).

Il y a cependant quelque doute sur tous ces points. Si l'usufruitier n'est tenu qu'à raison de son droit d'usufruit, comment serait-il tenu encore, alors qu'il n'est plus usufruitier? On invoque ses obligations et l'on dit que personne ne peut céder ses obligations. Cela est évident quand il y a un véritable lien d'obligation né d'un contrat, d'un quasi-contrat, d'un délit ou d'un quasi-délit. Tel n'est pas le cas de l'usufruitier : il est tenu comme usufruitier; nous en concluons que, cessant d'être usufruitier, il cesse d'être tenu. Bien entendu que s'il a encouru une responsabilité quelconque par sa gestion au moment où il cède

(1) En sens contraire, Aubry et Rau, t. II, p. 492 et note 62. (2) Geuty, De l'usufruit, p. 77, nos 101-104; Aubry et Rau, t. II, p. 491. note 60, et les autorités qui y sont citées.

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