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ANNÉE ACADÉMIQUE

1864.

Séance de rentrée du 13 janvier 1864.

Présidence de MM. FAURE et DUFOUR.

L'Académie a reçu le projet de loi et l'exposé des motifs présentés aux Cortès d'Espagne, sur l'organisation des tribunaux, par le Ministre de grâce et de justice. M. Ducos est chargé de faire un rapport à l'Académie sur ces documents législatifs.

M. le président invite les membres du bureau renouvelé à venir occuper leurs sièges. M. Dufour, vice-président, qui devient président de droit pour le nouvel exercice, remplace M. Faure au fauteuil et prononce l'allocution suivante :

MESSIEURS,

Je n'ai pu m'asseoir sur ce siége, que ne devraient, ce semble, occuper que ceux qui se recommandent à vos suffrages par la dignité du caractère, l'éclat du talent, ou la finesse de l'esprit, sans me rendre compte de la signification que vous avez attachée au choix de votre nouveau président.

Si, dans cette désignation, il m'était permis de n'envisa

ger que le côté favorable de la position à laquelle vous avez daigné m'élever, je sacrifierais volontiers à la bonne fortune; l'amour-propre satisfait ne m'empêcherait pas de reconnaître toute l'étendue de la dette que j'ai contractée envers vous; mais à côté de l'avantage se place l'inconvénient. Vous m'avez imposé une charge que j'aurais dû bien vite rejeter loin de moi, si elle eût été au-dessus de mes forces. Turpe est quod nequeas capiti committere pondus.

Eh bien, vous le dirai-je, Messieurs, nulle hésitation ne s'est faite dans mon esprit, tant il se repose sur votre amour de la justice, et surtout sur le soin que vous prenez de votre propre dignité.

Dans toutes les carrières, le travail élève l'homme. Tel qui dès le début se méfiait, à bon droit, de ses forces et osait à peine envisager le but à atteindre, a vu peu à peu grandir son courage et ses ressources, lorsque l'étude l'a mis en communication avec les intelligences d'élite qui avaient déjà parcouru la voie dans laquelle il est engagé.

Quelque générale que soit cette vérité, nous affirmerons avec un des premiers juristes de l'Allemagne moderne qu'elle s'applique d'une manière toute particulière à la science que nous cultivons. Nulle autre, dit notre auteur, ne possède comme elle un livre, résultat de la pratique des siècles pratique dirigée et contenue par des juristes quisavaient allier le respect des traditions avec les exigences et les progrès du temps.

Le corps du droit romain, dit Hugo, et par suite toutes les législations formées sur son modèle, présente un ensemble d'observations si fines, si ingénieuses, que celui qui sait se les adapter s'élève parfois à un niveau qui, dans d'autres sciences, ne peut être atteint que par les natures les mieux douées.

A l'appui de cette vérité, nous pourrions montrer les

glossateurs du moyen-âge, dénués de tout esprit de critique, et s'élevant rarement à des aperçus généraux. Toutefois, leur contact immédiat avec les travaux des grands jurisconsultes leur assure la prééminence sur l'école de Bartole. N'est-ce pas à cette même cause que notre grand Cujas a dû de mériter le titre de prince des jurisconsultes modernes, et cela même vis-à-vis d'un rival tel que Doneau ?

Me sera-t-il permis, à l'exemple des pasteurs de Virgile, parvis componere magna, d'associer mon nom à celui de ces maîtres, et de vous dire comment, malgré mon insuffisance, j'ai cru que mon élévation pourrait servir de stimulant à ceux qui s'efforcent de conquérir par le travail une position qui n'excite ni l'envie ni le dédain.

Nec tardum operior nec præcedentibus insto.

Ce milieu, tant recommandé par le poète de la raison, est seul propre à prémunir le juriste contre l'esprit de système et contre l'affaissement de l'empirisme. En effet, les juges, dit un grand philosophe moderne, peuvent faillir, quel que soit leur entendement, parce que, malgré leur aptitude à apprécier le général in abstracto, ils ne savent pas distinguer dans les cas particuliers; ou bien encore parce qu'ils ont été accoutumés à juger par des exemples. Ces exemples exercent le jugement, mais ils portent un grand préjudice à la perception générale, parce qu'ils cadrent rarement avec la condition de la règle. Ils affaiblissent le plus souvent la contraction de l'esprit, de telle sorte qu'il s'accommode à l'usage des règles plutôt comme à des formules que comme à des principes.

Puisque l'entendement, agissant d'une manière isolée, nous expose à tant de méprises; et que, d'un autre côté, le praticien le plus éclairé éprouve le besoin d'être ramené vers les théories générales, on a peine à s'expliquer com

ment notre réunion, commandée par les besoins les plus urgents, a été si tardivement formée.

D'injustes préventions, personne ne l'ignore, existaient entre l'école et le palais, et si la concorde, l'urbanité, l'esprit de déférence mutuelle qui préside à toutes nos causeries n'avaient démontré le contraire, nul n'aurait supposé que nous fussions si près de nous entendre. Voilà donc un premier obstacle surmonté, mais il en est un autre dont il est moins facile de se rendre compte et qui n'a pas peu contribué à retarder le progrès juridique.

Dans une science qui touche aux intérêts vivants de la société, rien ne peut être laissé à la fantaisie. Il n'en est pas de la vérité comme des illusions: celles-ci sont inépuisables, tandis que le cercle des premières est borné. La poésie est toujours nouvelle, dit l'auteur du Génie du Christianisme, parce que l'erreur ne vieillit jamais, et c'est ce qui fait sa grâce aux yeux des hommes.

Cette grâce toujours nouvelle permet facilement aux membres des académies littéraires d'apporter leur tribut annuel à la réunion. Ceux qui cultivent les sciences proprement dites ne sont guère plus embarrassés. La multiplicité des phénomènes, et, disons-le aussi, l'étude des infiniment petits ne laisse jamais nos savants en défaut. Pour nous, dont les travaux tendent uniquement à satisfaire les besoins réels et saisissables de la société, nous ne pouvons guère nous écarter de la voie battue, et dès lors il est difficile de donner à nos œuvres littéraires le cachet de l'originalité. Toutefois, la réflexion aidant, les idées nouvelles répondant aux besoins et aux progrès des temps ne nous feraient pas défaut si des craintes exagérées ou plutôt un malheureux respect humain ne nous empêchaient pas de les produire. On voit que j'entends rappeler la malheureuse scission qui a existé entre nous. Privés du secours mutuel que nous aurions pu nous prêter, nous savons que

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