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LA FILLE DU CIEL

(1)

QUATRIÈME ACTE)

PREMIER TABLEAU

Avant le lever du rideau, on a commencé d'entendre les vociférations de la foule, mêlées à des bruits de gongs et de sonnettes.

Le lieu des exécutions au pied des remparts de Pékin. Une colossale muraille grise, à créneaux, occupe tout le fond de la scène, et, vers la gauche, s'en va à perte de vue dans le lointain. Le long de cette muraille, les prisonniers chinois sont attachés à des poteaux, d'autres sont à la cangue, sous un écrite au rouge. Des têtes coupées et saignantes sont pendues çà et là à des clous. Il y a des taches de sang partout sur le sol. Une foule loqueteuse se presse sur le devant de la scène; les gens portent le costume de Pékin de nos jours, longue natte, robe de coton bleu, sayon de peau de bique; des femmes tartares, du peuple aussi, sont coiffées de deux cornes de cheveux, avec de grossières fleurs artificielles. En avant et à gauche, la grande tente, largement ouverte, d'un général tartare: elle est en cuir verdâtre, avec toiture jaune, surmontée d'un clocheton d'argent; l'intérieur est tapissé de peaux de bêtes; autour du mât central, une table circulaire; tapis, plians, petite table, un drapeau carré avec le nom du général. Gardes, soldats, sabre au clair. Des chameaux sont couchés alentour, parmi des ballots et des armes. Voitures, palanquins.

Au lever du rideau, la foule continue de vociférer tumultueusement. Des marchands de boissons chaudes se promènent avec des urnes de cuivre sur le dos; des barbiers agitent des sonnettes; des sorciers aveugles jouent de la flûte; des marchands de bonbons frappent sur des gongs. Des bourreaux, au premier plan, essuient les lames saignantes de leurs sabres.

(1) Copyright by Calmann Lévy, 1911.

(2) Voyez la Revue du 15 mars, des 1o et 15 avril.

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SCÈNE I

LES BOURREAUX, LA FOULE.

Premier Bourreau, essuyant son sabre, à deux jeunes femmes qui l'entourent. C'est que nous avons les bras fatigués, mes petites belles...

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UN MARCHAND de fleurs. toutes les fleurs de la saison !

UN MARCHAND DE FRUITS.

rouge des montagnes!

Doux comme le miel, le fruit

UN ENFANT TARTARE, s'approchant du bourreau. - Dites, monsieur le bourreau, il faut frapper fort pour couper?

(Des hommes, portant un baquet plein d'eau pendu à l'épaule, arrosent le sol avec une grande cuiller de bois.)

--

LE BOURREAU. C'est de l'adresse, mon petit agnelet,... trouver juste la place,... de l'adresse et de la force aussi, bien entendu... Ah! ça n'est pas en un jour, tu penses, que notre métier s'apprend...

Elle

UN MARCHAND DE BONBONS, frappant sur un petit gong. a le goût de la canne à sucre, la gourmandise que je vends! UN MARCHAND DE FRUITS. Ay! Ay! Blanc comme la graisse, blanc comme le jade, le melon frais!

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DES MENDIANS, jouant de la guitare. Écoutez la légende du

roi des Dragons:

(IIs chantent d'une voix suraiguë.)

Auprès du lac des bambous,

Trois hiboux, hiboux, hiboux!

DEUXIÈME BOURREAU, à d'autres femmes, désignant des gens attachés aux poteaux, - Le deuxième groupe, là?... Tout à l'heure, son tour. Le maître des exécutions nous accorde un temps de repos, et nous l'avons bien gagné, hein?...

(Il appelle un marchand de boisson chaude et se fait servir.)
UNE MERCIÈRE, frappant sur un timbre.

Tous les caprices.

de la coquetterie dans mon étalage... Voyez, jeunes femmes; voyez, jeunes filles !

UNE FEMME TARTARE, à une autre. Oh! regarder couper les têtes, moi je ne suis pas de celles qui s'y complaisent... Et puis, n'est-ce pas un spectacle toujours pareil?... Non, mais c'est leur Déesse que j'aurais désiré voir...

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DEUXIÈME FEMME TARTARE. Leur Déesse?... Leur Impératrice?... Tiens, et moi de même, et nous toutes aussi; voir leur Déesse, c'est cela qui nous intéresserait le plus!...

TROISIÈME FEMME TARTARE. Et on va te la montrer, comptes-y!

DEUXIÈME FEMME TARTARE. Pourquoi donc pas?... On nous montre bien leurs généraux, et leurs princes, et tous les autres... Les prisonniers, c'est fait pour être vus, c'est pour ça d'ailleurs qu'on nous les a amenés jusqu'à Pékin.

TROISIÈME FEMME TARTARE. Oh! mais, elle... Il paraît que, pour nous la conduire ici, c'était tout le temps des égards en route comme pour une reine... Et l'Empereur l'a fait mettre dans la Ville Interdite, vous savez, dans son palais même... PREMIÈRE FEMME TARTARE. On dit qu'elle a des a des yeux, des yeux dont les petites gens comme nous ne peuvent pas supporter le regard...

FLEUR-DE-JASMIN.

Oh!... Et puis, j'aurais peur, moi!... Une femme qui a été morte,... car elle a été morte la durée d'au moins deux lunes, vous savez!...

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DEUXIÈME FEMME TARTARE. D'abord Fleur-de-Jasmin croit tout ce qu'on lui dit.

FLEUR-DE-JASMIN.

Dame! chacun le sait bien, qu'elle a été morte... Deux lunes, je vous dis, elle est restée pendant deux lunes dans son tombeau...

LE MARCHAND De fruits. Ay! Ay! Blanc comme la graisse, blanc comme le jade, le melon nouveau!

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que

PREMIÈRE FEMME TARTARE. On sait bien aussi les balles, la mitraille, tout cela passait au travers d'elle, comme au travers d'une ombre... (Avisant un chef des soldats qui est là.) Tenez, demandez plutôt à Lee-Phuang, qui était là quand on l'a prise; n'est-ce pas, Lee-Phuang?

LEE-PHUANG. Ah! pour ça oui, et j'en ai été témoin... Les balles ne l'arrêtaient guère, leur Déesse...

DEUX SOUS-OFFICIERS, amenant au supplice un nouveau groupe

de prisonniers chinois, les mains liées de cordes, parmi lesquels, et fermant la marche, Prince-Fidèle, en vêtemens souillés et déchirés. Place !... Faites place!...

(Les prisonniers passent pour aller rejoindre les autres, qui attendent déjà leur tour d'exécution au pied de la muraille.)

LEE-PHUANG, aux femmes qui l'avaient interpellé.

:

Le der

nier qui arrive là! Regardez ! regardez !... Celui qui marche la tête si fière le plus grand chef des rebelles de Nang-King. Il se nomme Prince-Fidèle, c'était le bras droit de la Déesse; au milieu de la bataille, tout le temps à ses côtés... LA MERCIÈRE, frappant sur son timbre. — Tous les caprices de la coquetterie dans mon étalage! Voyez, jeunes femmes ; voyez, jeunes filles !...

SCÈNE II

PRINCE-FIDÈLE, LE GÉNÉRAL TARTARE.

LE GÉNÉRAL TARTARE, sortant de sa tente et saluant PrinceFidèle, qui passe et ferme la marche du dernier groupe des condamnés. - Entrez ici, noble vaincu. Ne regardez pas là-bas. Chaque homme ne doit mourir qu'une fois, et vous, Vous mourrez à chaque tête qui tombera. Ce supplice ne vous suffit donc pas, de devoir être la dernière victime?...

PRINCE-FIDELE. Ma présence, peut-être, les soutient, mes pauvres soldats, si simplement héroïques.

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LE GÉNÉRAL TARTARE. Plutôt votre souffrance s'ajoute à leur peine... Accordez l'honneur à un loyal ennemi de passer sous sa tente les dernières minutes de votre vie glorieuse... Vous êtes déjà au-dessus des petitesses du monde et des rancunes implacables.

PRINCE-FIDELE.

le bourreau.

Le glaive n'est pas responsable, ni même

LE GÉNÉRAL TARTARE. Pas même le général. (On attache les nouveaux prisonniers à des poteaux.) PRINCE-FIDÈLE. Je n'ai pas de rancune...

(Il entre sous la tente avec le général tartare.)

LE GÉNÉRAL TARTARE.

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Et moi, je n'ai pas d'orgueil. Je

sais que les sages réprouvent la guerre et estiment que l'œuvre

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