N° 33. Lettre du ministre de la guerre au maréchal Jourdan, major général de S. M. Catholique. Paris, le 31 août 1809. Monsieur le maréchal, l'Empereur m'a chargé de faire connaître directement à V. Exc. ses observations sur la manière dont les affaires ont été conduites en Espagne, relativement aux derniers événements. L'importance de ces remarques m'obligera de les transcrire en partie, et de rendre le reste avec la précision la plus scrupuleuse, pour ne pas courir le risque d'altérer en rien les différentes idées de l'Empereur. En premier lieu, Sa Majesté a pensé que le maréchał duc de Dalmatie n'aurait pas dû être dirigé sur Plasencia, mais qu'il devait venir de Salamanque sur Madrid, par Avila, et que les trois corps marchant isolément, la tête serait arrivée dès le 27 ou le 28. Il fallait pendant ce temps-là reculer à petites journées, et ne donner la bataille sous Madrid que lorsque toutes nos forces auraient été réunies. La marche du duc de Dalmatie sur Plasencia était, selon l'Empereur, dangereuse et surtout inutile; dangereuse, parce que l'autre armée pouvait être battue à Talavera sans qu'on lui portât secours, et qu'on compromettait ainsi la sûreté de tous les corps d'armée en Espagne, tandis que les Anglais n'avaient rien à craindre, puisqu'en trois heures de temps ils pouvaient se mettre derrière le Tage, et que, en repassant ce fleuve à Talavera, à Almaraz, ou partout ailleurs, ils avaient leur ligne d'opération sur Badajoz à l'abri. Sa Majesté trouve qu'on a compromis les troupes par le mouvement ordonné, sans qu'on pût en obtenir un résultat, même en succès. cas de L'Empereur pense qu'on avait fait une faute en se divisant en deux armées, de cinquante mille hommes chacune, séparées par des montagnes et par une grande étendue de pays, mais que du moins on n'aurait dû ne livrer bataille qu'en même temps ou après. Le maréchal duc de Dalmatie ne pouvait pas être à Plasencia avant le 4 août, parce qu'il devait y arriver avec tout le sixième corps qui venait d'Astorga, et avait besoin de tout ce temps pour achever cette marche; au lieu que l'armée du Roi pouvait manœuvrer du côté de Madrid et gagner quelques jours sans livrer bataille; les Anglais ne se seraient pas compromis, s'ils l'avaient trouvé dans une bonne position. Enfin arrivé à Talavera, on savait par les prisonniers que l'armée anglaise était en présence, et l'on ne devait pas l'attaquer sans l'avoir reconnue. Leur droite étant à Talavera, où se trouvaient les Espagnols, on savait que ceux-ci, quoique ne valant rien en plein champ, n'en sont pas moins de bonnes troupes quand ils peuvent se retrancher dans des maisons. La gauche des Anglais étant sur un plateau, on devait s'assurer si ce plateau ne pouvait pas être tourné, et cette position exigeait donc des reconnaissances préalables, sans lesquelles on compromet les troupes, et on les expose sans nécessité. Sa Majesté trouve en outre qu'une fois résolu à livrer bataille, il fallait le faire avec plus de vigueur et d'ensemble, et que c'est essuyer un affront que d'être repoussé quand on a eu douze mille hommes en réserve qui n'ont pas tiré. L'Empereur ajoute qu'on ne doit pas livrer de bataille lorsqu'on n'a pas pu s'assurer d'avance d'avoir les trois quarts des chances en faveur de son succès; on ne doit même, dit encore l'Empereur, donner une bataille que lorsqu'on n'a plus de nouvelles chances à espérer, puisque de sa nature le sort d'une bataille est toujours douteux; mais une fois qu'elle est résolue, on doit vaincre ou périr, et les aigles françaises ne doivent se reployer que lorsque toutes ont fait également leurs efforts. Je ne laisserai point ignorer à Votre Excellence que Sa Majesté a été informée d'une circonstance qui a excité son mécontentement: c'est que le duc de Bellune, à la bataille de Talavera, a pensé que si la réserve avait été mise sous ses ordres, il aurait enlevé la position des Anglais. L'Empereur a donc jugé que c'était par suite des fautes commises que l'armée d'Espagne a été ainsi bravée par trente mille Anglais. Sa Majesté finit par cette phrase: Tant qu'on voudra attaquer de bonnes troupes, comme les troupes anglaises, dans de bonnes positions, sans les reconnaître et s'assurer si on peut les enlever, on conduira des hommes à la mort en pure perte. Je remplis le devoir qui m'était imposé par les ordres de l'Empereur; dans une circonstance aussi délicate qu'importante, il ne m'est pas permis de m'écarter de la ligne qui m'est tracée. Je désire beaucoup que votre réponse me mette à même de donner à Sa Majesté des explications satisfaisantes, et de nature à dissiper l'impression que les circonstances lui ont faite. Agréez, monsieur le maréchal, l'assurance, etc. Signé: LE MINISTRE DE LA GUERRE. N° 34. Lettre du maréchal Jourdan, major général de S. M. Catholique, au maréchal Soult, duc de Dalmatie. Madrid, le 19 août 1809. Monsieur le maréchal, Le Roi me charge d'avoir l'honneur de vous prévenir qu'il a reçu une lettre de S. Exc. le Ministre de la guerre, portant que l'intention de S. M. l'Empereur est qu'on n'entreprenne rien contre le Portugal, pendant le mois d'août, à cause des chaleurs de la saison. L'Empereur pense qu'il faut se préparer à faire cette expédition en février prochain. S. M. I. et R. demande aussi que le Roi lui fasse connaître dans un mémoire raisonné, ses pensées et ses vues sur les opérations que l'armée d'Espagne devra entreprendre au mois de septembre. Le Roi, qui a reçu votre lettre en date du 14 du courant, m'ordonne de vous observer que, d'après les ordres qu'il vient de recevoir, il ne s'agit plus, comme vous le proposez, d'expulser les Anglais du continent tant qu'ils resteront en Portugal, et qu'il paraît qu'avant d'entreprendre de nouvelles opérations, S. M. l'Empereur veut laisser passer la saison des grandes chaleurs et connaître avant tout les pensées et les vues du Roi. S. M. me charge d'ajouter à ces considérations, que dans ce moment les communications avec la France sont très-dangereuses et à la veille d'être interceptées. Les courriers sont assassinés, et les divers détachements sont attaqués et quelquefois enlevés. Enfin, il n'est plus possible de faire voyager les convois, par l'impossibilité où l'on se trouve de leur donner des escortes suffisantes. Cependant Madrid se trouve dépourvu de munitions, et l'on ne peut entreprendre une opération militaire importante avant d'en avoir reçu des places de dépôt. Les voitures d'artillerie se trouvent, d'après un rapport de M. le général Senarmont, hors d'état d'entrer en campagne. Elles ont été détruites par les grandes chaleurs, et le général Senarmont pense qu'il faudra plus d'un mois pour les réparer. Les fourgons du train sont dans le même état. Les troupes, surtout la cavalerie, ont le plus grand besoin de repos. Enfin, tous les approvisionnements en subsistances qui avaient été formés à Madrid, ont été consommés pendant les dernières opérations, et il est indispensable d'en créer de nouveaux, sans quoi l'armée ne pourrait se soutenir en campagne. Le Roi pense donc, M. le maréchal, que dans le moment l'objet principal est de rendre libres les communications avec la France et avec les places de dépôt. Déjà des troupes sont parties de Madrid pour |