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A GENÈVE. LA QUESTION DU THÉATRE AVANT ROUSseau. DISCUSSION ENTRE ROUSSEAU ET D'ALEMBERT.

DE LA PURGATION DES PASSIONS AU THÉATRE SELON ARISTOTE

ET CORNEILLE.

INFLUENCE DU THÉATRE SUR LA CONDITION DES FEMMES.

Rousseau avait quitté l'Hermitage et tous ses anciens amis. Il était allé s'établir, au commencement de 1758, dans une petite maison qui avait un belvédère ouvert sur la vallée de Montmorency et le lac Saint-Gratien ou d'Enghien, et c'est là qu'il écrivit sa Lettre sur les spectacles. Il nous apprend lui-même dans ses Confessions quelle était să disposition d'esprit en composant cette lettre: « Jusqu'a

lors, dit-il, l'indignation de la vertu m'avait tenu lieu d'Apollon; la tendresse et la douceur d'âme m'en tinrent lieu cette fois. Les injustices dont je n'avais été que spectateur m'avaient irrité : celles dont j'étais devenu l'objet m'attristèrent, et cette tristesse sans fiel n'était que celle d'un cœur trop aimant, trop tendre, qui, trompé par ceux qu'il avait crus de sa trempe, était forcé de se retirer au dedans de lui... A tout cela, se mêlait un certain attendrissement sur moi-même, qui me sentais mourant et qui croyais faire au public mes derniers adieux. Voilà les secrètes causes du ton singulier qui règne dans cet ouvrage, et qui contraste si prodigieusement avec celui du précédent'. »

La Lettre sur les spectacles n'a pas, selon moi, le ton mélancolique et doux que Rousseau croit y avoir mis. Si le style est plus souple et plus facile que celui du discours sur l'inégalité des conditions, s'il est moins tendu et moins raide, s'il a enfin les grandes qualités de l'auteur, sans en avoir les défauts, cela tient à ce que Rousseau alors avait déjà composé la moitié de la Nouvelle Héloïse, et qu'il avait acquis plus d'aisance et plus de liberté qu'au commencement de sa carrière; mais Rousseau, toujours dupe de son imagination, croyait que, s'il écrivait plus facilement, cela tenait à l'état de son âme et à la liberté qu'il avait recouvrée par sa rupture avec ses amis: nouveau et curieux témoignage de ce penchant à je ne sais quelle indépendance sauvage qui fait le fond du caractère de Rousseau.

1. Le discours sur l'Inégalité des conditions.

Quant à nous, sans chercher à retrouver dans la Lettre sur les spectacles les mystères que Rousseau croit y avoir mis, sans y chercher Grimm, madame d'Épinay, madame d'Houdetot, Saint-Lambert et Rousseau lui-même, quoiqu'il prétende y avoir représenté tous ces personnages, abordons ce nouvel écrit de Rousseau et examinons la question qu'il y débat: les spectacles sont-ils bons ou mauvais ? servent-ils à corriger les mœurs ou à les corrompre?

I

Disons d'abord à quelle occasion Rousseau fit sa Lettre contre les spectacles. Il n'y avait point de théâtre à Genève. En 1714, le Conseil d'État y avait autorisé des marionnettes; mais bientôt le Consistoire fit interdire les marionnettes, parce que des acteurs s'étaient peu à peu mêlés ou substitués aux marionnettes et jouaient des pièces de Molière. En 1738, Genève ayant été agitée par des troubles qui allèrent jusqu'à la guerre civile, la France, Zurich et Berne intervinrent et envoyèrent des médiateurs. Ces médiateurs, surtout le comte de Lautrec, médiateur français, demandèrent qu'il fût permis à une troupe de comédiens de donner quelques représentations. En vain le Consistoire s'y opposa; ses plaintes ne furent pas écoutées. Cependant ces représentations théâtrales ne durèrent guère, et nous trouvons dans les extraits des registres du Conseil d'État de Genève

que le 16 décembre 1738 « le Consistoire remontra que la comédie causait une perte de temps considérable, surtout aux étudiants et aux apprentis, qu'elle enracinait dans les coeurs l'esprit de mondanité, nourrissait l'amour du luxe et le goût de la parure, détournait des assemblées religieuses et causait une dépense considérable, puisque les comédiens avaient retiré l'année dernière neuf ou dix mille livres, qu'en un mot il serait à désirer qu'on l'interdit à perpétuité. On résolut après cela, disent les registres, de ne point prolonger au directeur la permission qui lui avait été accordée pour trente-deux représentations. » Cet extrait des registres du Conseil d'État nous montre comment la comédie essayait de s'introduire à Genève, et comment les vieilles mœurs genevoises et le consistoire, gardien naturel de ces vieilles mœurs, résistaient à cette introduction.

En 1755, Voltaire s'était établi à Ferney. Il y avait bâti un théâtre dans son château, il y faisait jouer et il y jouait lui-même ses tragédies. Les Genevois qu'il invitait venaient assister à ces représentations, et le goût du théâtre se répandait peu à peu dans Genève. Voltaire aurait voulu que Genève eût un théâtre public, afin sans doute d'avoir le plaisir d'y faire jouer ses pièces devant un vrai parterre et non plus, comme chez lui, devant un parterre de salon. D'Alembert, dans l'article Genève de l'Encyclopédie, conseilla aux Genevois d'avoir un théâtre. Rousseau lut cet article, et fit sa Lettre sur les spectacles, par dépit, dit-on, et par jalousie contre Voltaire et contre les philosophes: non! Rousseau

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