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intérêts permanents continueront à tenir unis les membres d'une même agrégation, la communauté politique et civile, celle du langage, une plus grande conformité de mœurs, l'influence de villes capitales d'où l'on aura contracté, de temps immémorial, l'habitude de tirer ses idées, ses lois, ses modes, ses usages; mais ces intérêts continueront à distinguer les agrégations sans qu'il reste entre elles d'inimitiés. Il arrivera dans chaque pays que les habitants les plus rapprochés des frontières auront plus de communications avec des étrangers voisins qu'avec des compatriotes éloignés. Il s'opérera d'ailleurs une fusion continuelle des habitants de chaque pays avec ceux des autres. Chacun portera ses capitaux et son activité là où il apercevra plus de moyens de les faire fructifier. Par là, les mêmes arts seront cultivés avec un succès à peu près égal partout où ils pourront l'être; les mêmes idées circuleront dans tous les pays; les vieilles mœurs nationales, ces mœurs étroites et mesquines que la barbarie des âges passés avait décorées du nom de patriotisme, iront s'effaçant de plus en plus; les langues elles-mêmes se rapprocheront, s'emprunteront leurs vocabulaires, et finiront à la longue par se confondre dans quelque idiôme commun à tous les peuples cultivés ('); l'uniformité de costume s'établira dans

(') Il y a assez d'exemples de ces emprunts que les langues se font, à mesure que les populations se rapprochent. Il y en a aussi de leur tendance à se fondre dans un idiôme commun, lorsque deux populasions d'origine différente viennent à se mêler. La construction du chemin de fer de Paris à Rouen, pour laquelle ont dû se réunir sur divers points et en grand nombre des ouvriers anglais et français en a offert récemment un d'assez notable. « La meilleure harmonie règne dans les ateliers, écrivait-on, et, de même que les Levantins sur les rives de la Méditerranée, les Anglais et les Français réunis ont improvisé une sorte de patois commun qui n'est plus du français et n'est pas encore de l'anglais, mais qui leur sert à se comprendre et à s'aider réciproquement.

tous les climats en dépit des indications de la nature; les mêmes besoins, une civilisation semblable se développeront partout. Dans le même temps, une multitude de localités, acquérant plus d'importance, cesseront de sentir le besoin de rester aussi étroitement unies à leurs capitales; elles deviendront à leur tour des chefs-lieux; les centres d'activité iront se multipliant sans cesse, et finalement les plus vastes contrées finiront par ne représenter en quelque façon qu'un seul peuple, composé d'un nombre infini d'agrégations uniformes, agrégations entre lesquelles s'établiront, sans confusion et sans violence, les relations les plus compliquées et tout à la fois les plus faciles, les plus paisibles et les plus profitables.

On voit donc combien peu il y a de fondement dans ces plaintes banales qu'on adresse au régime industriel d'être dans les relations un ferment de discorde, dans les mœurs une source de corruption, une cause d'abaissement pour les sciences, un principe d'affaiblissement, d'altération, d'abâtardissement pour la poésie et les beaux-arts. Non-seulement, sous l'influence de ce régime on voit prendre un degré toujours plus grand d'extension, de rectitude, de puissance à tous les arts qui agissent sur le monde matériel; mais on observe le même progrès dans ceux qui épuisent leur activité sur l'homme, et ce n'est même que parce que l'homme est beaucoup mieux cultivé, parce qu'on donne infiniment. plus de soins à ses facultés de toute espèce, à son imagination et à son intelligence, à ses habitudes particulières et à ses mœurs de relation, parce qu'il a tout à la fois plus d'émotions, de mouvement, de lumières, de justice et de moralité dans l'esprit, qu'il agit sur la nature avec plus de force, et qu'il exerce mieux toute sorte d'industries. A vrai dire,

380 LIV. IV, CH. VIII. LIB. COMP. AVEC Le rég. indust. les progrès de l'industrie humaine se composent de ceux que l'homme fait sous tous les rapports, et loin d'exclure des perfectionnements d'un ordre quelconque, elle les appelle également tous, et profite au même degré des uns et des autres.

De sorte qu'en somme, la vie industrielle est de tous les modes d'existence celui où les hommes usent de leurs forces avec plus de variété, d'élévation, de puissance, d'étendue; où ils s'en servent le mieux à l'égard d'eux-mêmes; où, dans leurs relations privées, publiques, nationales et internationales, ils se font réciproquement le moins de mal. D'où il faut conclure qu'il est celui où ils peuvent devenir le plus libres, et même le seul où ils puissent acquérir une véritable liberté.

CHAPITRE IX.

OBSTACLES QUI S'OPPOSENT ENCORE A LA LIBRRTÉ DANS LE RÉGIME INDUSTRIEL, OU BORNES INEVITABLES QU'ELLE PARAIT RENCONTRER DANS LA

NATURE DES CHOSES.

Cependant l'industrie a beau être favorable à la liberté, quand l'universalité des hommes vivrait ainsi par des moyens exempts de violence et d'injustice, il y aurait dans cette manière de vivre des bornes à la liberté du genre humain, parce qu'il y en a très probablement aux progrès dont l'espèce humaine est susceptible; et de plus, tous les hommes n'y seraient pas également libres, parce qu'il n'est pas possible qu'ils donnent tous le même degré de développement et de rectitude à leurs facultés.

Il faut, si nous voulons éviter les illusions et les mécomptes, nous bien inculquer dans l'esprit une chose : c'est qu'il n'est pas d'état social où tout le monde puisse jouir d'une même somme de liberté, parce qu'il n'en est point où tout le monde puisse posséder à un égal degré ce qui fait les hommes libres, à savoir: l'industrie, l'aisance, les lumières, l'activité, les bonnes habitudes privées et sociales.

Sans doute on ne verrait pas dans le régime industriel des inégalités comparables à celles qui se développent dans la plupart des systèmes que j'ai précédemment décrits. On n'y verrait pas surtout, au même degré, l'inégalité des fortunes, qui en entraîne tant d'autres après elle. Les différences que produisent à cet égard, sous de certaines dominations, les levées continuelles de taxes énormes; la distribution du pro

duit de ces taxes à des classes favorisées; les marchés ruineux faits aux dépens du public avec des prêteurs, des traitants, des fournisseurs; les primes, les privilèges, les monopoles accordés, sous le nom de protection, à certaines classes de producteurs au détriment des autres; les obstacles de toute sorte, mis à l'activité laborieuse des classes les moins fortunées; les lois enfin destinées à retenir violemment dans un petit nombre de mains les fortunes qui y sont accumulées par tous ces brigandages; les criantes inégalités de richesse, dis-je, qu'engendrent tout ces excès de la domination, n'existeraient pas dans l'industrie. Il n'y aurait sûrement pas des profits de l'ouvrier le plus misérable à ceux de l'entrepreneur le plus opulent la même distance que, dans certaines dominations, des profits du chef des dominateurs à ceux du dernier de ses instruments, et, à plus forte raison, de la dernière de ses victimes.

Cependant, qu'un peuple tourne ses facultés vers l'exercice des arts violents, ou bien qu'il les applique à la culture des arts paisibles, il s'établira entre ses membres, il n'en faut pas douter, des inégalités fort grandes.

L'effet du régime industriel est de détruire les inégalités factices; mais c'est pour mieux faire ressortir les inégalités naturelles. Or ces inégalités, par leur seule influence, et sans que la violence y contribue en rien, auront la vertu d'en faire naître une multitude d'autres, et de produire ainsi de grandes différences dans le degré de liberté dont chacun pourra jouir.

Que des hommes s'associent sur le principe de l'égalité la plus parfaite; que, s'établissant ensemble dans un pays inoccupé, ils s'en partagent également le territoire; que les principes de leur association leur laissent à chacun la même latitude pour le travail; qu'ils aient tous la pleine disposition

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