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Oui, il faut plus de compassion que de colère pour ceux qui ont traversé des temps si difficiles; et pour moi, à qui M. Tissot n'a été révélé que par ses écrits, j'ai été charmé d'y recueillir, dans ses prédilections littéraires, quelques indices sur les premiers goûts de son âme.

Comment, par exemple, ne pas remarquer l'attrait singulier qui ramène souvent son esprit vers les grands génies chrétiens: Fénelon, Bossuet, le Tasse, le Dante, nos plus grands noms, se retrouvent dans ses leçons.

Mais c'est surtout Bossuet que M. Tissot admire; c'est celui devant lequel il s'incline, et je pourrais presque dire se prosterne dans l'enthousiasme et le respect.

Oui, dans ce vaste champ de la littérature profane et sacrée, nous aurions pu trouver des points de rencontre.

Virgile même eût pu nous suffire! Virgile, auprès de qui M. Tissot, après les années malheureuses qu'il venait de traverser, alla rasséréner sa pensée, retrouver les lettres de sa jeunesse, et comme reposer son

ame!

Virgile! qui lui inspire un retour si naturel sur lui-même et sur l'emportement des temps qui venaient de finir, par ce vers si touchant de la première églogue :

En quo discordia cives

Produxit miseros!...

Virgile! où il lut le dégoût des agitations populaires, insanumque forum, presque toujours accompagné du ferrea jura.

Virgile! où il put goûter les charmes d'une vie paisible, les douceurs et la sécurité des lettres, parmi tant de vers si purs, si doux et si tranquilles :

At secura quies et nescia fallere vita.

Virgile encore! qui donnait au siècle d'Auguste cet avertissement si bien fait pour le nôtre :

Discite justitiam moniti, et non temnere divos.

Et cet autre vers, d'une énergie, d'une tristesse et d'une sublimité incomparables, qu'un vieux prêtre, de retour en France au lendemain de la Terreur, redisait avec le cri d'une explosion profonde, en traversant Paris et montrant de loin la place de nos grands holocaustes :

Ausi omnes immane nefas, auroque potiti.

Mais laissons ces choses. Puisqu'il était de ma destinée que mon nom dût être rapproché de celui de M. Tissot; puisqu'il devait y avoir pour lui une place et un souvenir dans mon âme, il me sera permis, Messieurs, d'exprimer devant vous le regret bien sincère que j'éprouve de n'avoir pu échanger avec lui ces pensées.

Malgré tout ce qui semblait nous séparer, la différence de nos âges, de notre éducation, de nos travaux, de nos temps et de notre existence tout entière, les lettres, les Etudes sur Virgile, cette belle poésie du chantre de Mantoue, eussent formé un premier lien entre nous nous eussions admiré ensemble ce génie si mélancolique et si profond, qui, plus qu'aucun autre poête de l'antiquité, pénétra tous les secrets du cœur de l'homme, et trouva des accents pour les redire; qui sut reconnaître combien il y a de larmes au fond des choses humaines, et entrevit Dieu dans

la nature; nous cussions retrouvé peut-être aussi, dans quelques-uns de ses vers, comme un pressentiment du christianisme qui allait paraître; et au milieu de ces épanchements littéraires, peut-être quelque chose de plus sérieux et de plus utile eût fini par se mêler à nos entretiens.

En achevant ce discours, j'éprouve le besoin de vous remercier encore une fois, Messieurs, du choix dont vous avez bien voulu m'honorer, et que je méritais si peu.

J'aurai toujours à cœur de m'en rendre digne, et je m'associerai avec zèle à vos travaux ; mais il faut que j'implore encore ici votre indulgence, et vous prie de ne pas oublier que, malgré mon amour pour les lettres, bien d'autres soins occupent ma vie.

Evêque, je porte un fardeau que les temps où nous sommes sont loin d'alléger. Je me dois avant tout à ces milliers d'âmes qui me sont confiées, et dont le gouvernement est si multiple et si laborieux la parole de Dieu qu'il faut porter aux villes et aux campagnes; les pauvres dont il faut rechercher les misères; la guérison des consciences; le soin de courir après tant de malheureux égarés dans le monde, où ils vivent sans Christ et sans Dieu; le soin plus doux, quoique pénible aussi, d'élever cette jeunesse, qui aura été sur cette terre mon premier et mon dernier

amour.

Voilà, Messieurs, plus de labeurs qu'il n'en faut pour accabler des forces plus grandes que les miennes.

Mais, puisque votre bienveillance m'impose de nouveaux devoirs, je m'efforcerai de les remplir; je me souviendrai de tant de grands prélats dont je suis ici l'humble héritier; je me rappellerai surtout, comme un appui et comme un secours, l'exemple de ce grand archevêque, qui, retenu à Cambrai au milieu des sollicitudes sans nombre dont furent remplies les dernières années de sa vie, ne cessa de suivre de loin les travaux de l'Académie française, et du fond de sa retraite, lui adressa des pages immortelles.

Je n'aurai rien de pareil à vous offrir; mais, plus heureux que lui, je pourrai quelquefois, sans manquer aux devoirs de la charge pastorale, venir m'asseoir auprès de vous, et peut-être vous apporter quelques lumières dans votre grande œuvre, du moins pour la définition de ces mots qui sont de ma langue avant d'être de la vôtre.

NOUVELLES DE LA GUERRE

Les difficultés et les lenteurs du siége de Sébastopol sont expliquées par le général Canrobert dans le rapport suivant que le maréchal ministre de la guerre vient de recevoir :

Monsieur le maréchal,

Devant Sébastopol, le 22 octobre 1854.

Nos travaux d'approche continuent dans le sens que vous indiquait ma précédente dépêche du 18. Le temps me manque pour vous écrire longuement, mais j'ai l'honneur de vous adresser le journal du siége, qui vous fera connaître tout le détail de nos opérations.

Les difficultés que nous rencontrons sont de deux sortes : celles qui résultent de la nature du sol, dont la couche de terre, déjà très insuffisante, diminue au fur et à mesure que nous approchons de la place, celles qui résultent

du nombre et du calibre des pièces d'artillerie que l'ennemi nous oppose sur un front à peu près en ligne droite et très-étendu. Sous ce rapport, les ressources qu'il tire de ses vaisseaux immobilisés dans le port, tant comme personnel que comme matériel, sont presque inépuisables, tandis que les nôtres, bien qu'augmentées par les emprunts que nous faisons aux deux flottes, sont nécessairement limitées. Les canons de 68, les obusiers de 80, les mortiers de 12 pouces sont, en définitive, l'espèce d'artillerie à laquelle nous avons presque uniquement à répondre.

Cette situation fait du siége de Sébastopol l'une des opérations les plus laborieuses qui se soient rencontrées depuis longtemps, et les efforts qu'elle nous oblige à développer expliquent les lenteurs que nous subissons.

Dans la nuit du 20 au 21, l'ennemi a fait une tentative d'enclouage qui a avorté. Quelques hommes, qui avaient pu pénétrer par surprise dans les batteries, y ont été tués avec l'officier qui les commandait.

Les pertes que nous fait éprouver le feu de l'ennemi ne sont pas, à beaucoup près, aussi considérables qu'elles devraient l'être, eu égard aux difficultés de la situation que je vous ai exposées.

J'évacue successivement, et par tous les moyens que la flotte peut mettre à ma disposition, mes blessés sur Constantinople, où nos ressources hospitalières ont pris des proportions rassurantes.

L'état sanitaire de l'armée est satisfaisant; les maladies sont produites par les fatigues excessives qu'éprouvent nos braves soldats; les canonniers de marine débarqués sont atteints également; ils se conduisent avec un courage et un dévouement qui sont remarqués de toute l'armée.

A la suite de ce rapport qui fait ressortir en termes si simples l'admirable courage et le dévouement de nos soldats, se trouve le Journal des opérations de l'Armée devant Sebastopol, du 1er au 22 octobre. L'étendue considérable de ce document nous oblige à le résumer. Nous y cherchons surtout les faits nouveaux :

Le 1o octobre, reconnaissance de la place, exécutée sans accident. Le 2, la 4a division française vient prendre position à 3.000 mètres de la ville, appuyant sa gauche à la mer, vers la petite baie de Strélitza, et sa droite à 5,200 mètres de là, à une grande maison dite la Maison-Blanche.

L'armée anglaise opère son mouvement de concentration vers la droite pour prendre ses positions définitives; elle appuie sa gauche, formée de la division England, au grand ravin de Sébastopol, qui sépare les deux attaques française et anglaise, et sa droite, formée par la division LacyEvans, aux escarpements d'Inkermann. Le centre se compose des divi ions Cathcart et duc de Cambridge, ayant en avant d'elles la division légère George Brown, et en arrière les grands parcs de l'artillerie et du génie et un peu de cavalerie.

On signale sur les hauteurs qui dominent la rade au nord 5 à 6,000 Russes escortant un convoi qui sort de la ville et prend la route de BagtchéSéraï. Le général Bosquet fait placer un fort détachement de zouaves en embuscade sur la dernière crète qui domine le défilé et les ponts d'Inkermann. Les Russes surpris par le feu des zouaves, reculent rapidement hors de portée, et n'osent rentrer dans Sébastopol qu'à la nuit.

Les 3 et 4, suite de la reconnaissance et des préparatifs. nemi fait une sortie jusqu'à 1 kilomètre de la place.

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Le 6, au point du jour, une reconnaissance ennemie d'environ 3,000 hommes, dont 16 à 1,800 chevaux, soutenue par deux batteries d'artillerie, arrive jusqu'à la Tchernaya et pousse 200 cavaliers en avant d'elle. Quelques obus, lancés par l'artillerie anglaise sur ces 200 cavaliers, les font reculer jusque sur la reconnaissance qui les avait détachés et qui se met alors en retraite sur la maison de poste de Mequeusia. Le 7, une attaque du même genre; le 8, une nouvelle attaque de l'ennemi a lieu et est repoussée avec vigueur. Le 9, ouverture de la tranchée, favorisée par un vent du nord-est assez violent et par l'obscurité de la nuit.-Le 10, premier jour de tranchée ouverte. Pendant toute la journée, le feu de la place a été trèsvif; mal dirigé d'abord, il est devenu plus précis, sans nous faire cependant beaucoup de mal.

Pendant la nuit, le feu des Russes a continué; il a pris beaucoup de vivacité vers deux heures du matin, au lever de la lune. Cependant le tir était moins exact et il n'a causé aucune perte dans la tranchée. Trois points de l'enceinte se font remarquer par la puissance de leur feu: le bastion du Mât, sur notre droite; le bastion de la Tour, au centre, et celui de la Quarantaine, qui enfile plusieurs parties de nos ouvrages. Les Russes ont du calibre de canon égal à celui de nos obusiers de 22 cent.

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Le 17, à six heures et demie du matin, et à un signal convenu, le feu est simultanément ouvert par toutes les batteries françaises et les batteries anglaises, total 126 pièces. La place y répond par 250 pièces. Dans cette journée, il y eut jusqu'à quatre explosions. On sait quelle part utile la flotte est venue, dans l'après-midi, prendre au combat. - 19 octobre. Dans la nuit du 18 au 19, le travail n'a pas été inquiété. Cependant, vers dix heures et demie, une alerte paraît avoir eu lieu dans Sébastopol. Des clameurs se sont fait entendre, suivies d'une canonnade assez vive dans toutes les directions, ainsi qu'une forte fusillade suivie de hourras. Après une demi-heure, le silence a succédé et les travaux ont été repris.

A six heures et demie du matin, l'artillerie française commence le feu, les Anglais l'imitent; la place répond.

Ce feu a une grande intensité, malgré un brouillard épais, qui se dissipe vers huit heures. Le feu devient alors plus réglé et plus juste. Le nôtre se maintient avec des chances qui paraissent au moins égales, et, à la fin de la journée, il avait pris évidemment l'avantage sur celui de la place. A deux heures, la tour du bastion central était complétement ruinée; les embrasures du bastion du Mât (face droite) avaient beaucoup souffert. Vers trois heures, le feu s'éteignit insensiblement de part et d'autre. Nos batteries étaient peu endommagées et facilement réparables pendant la nuit. 20 octobre. Les embrasures ruinées de la face droite du Mât n'ont pu être complétement réparées pendant la nuit; au jour, à l'ouverture du feu, deux pièces seules ont pu tirer un instant; bientôt elles ont cessé. Une partie de ce résultat doit être attribuée au feu trèsvif et très-adroit des compagnies de francs-tireurs, qui ne permettait pas aux canonniers de servir leurs pièces.

Le génie pousse ses travaux sur la droite devant le bastion du Mât, jusqu'au ravin qui descend dans le port de Sébastopol et nous sépare des An

glais. La proximité de la place et la nature du sol, qui est rocheux, rendent ces travaux difficiles et lents. Ils sont faits à la sape volante.

Le 22, au point du jour, le feu recommence. L'armement des premiers ouvrages de l'ennemi est très-réduit et les masses couvrantes ébranlées et fort endommagées. On aperçoit sur le revers du ravin descendant au port du Sud des batteries nouvellement construites et une autre en construction; cette dernière paraît devoir agir surtout contre les Anglais,

Le relevé général de nos pertes depuis le commencement du siége jusqu'à ce jour est de : 4 officiers et 54 hommes tués, 14 officiers et 451 sousofficiers et soldats blessés.

La perte de la flotte anglaise, dans la journée du 17 octobre, s'élève à 43 tués et 247 blessés.

D'après une longue dépêche de Constantinople que donne, en outre, la feuille officielle, les Russes commençaient à manquer d'artilleurs et faisaient manoeuvrer leurs pièces par l'infanterie. On pensait au quartier général que l'assaut serait donné le 1er ou le 2 novembre. Les habitants paraissaient fort découragés. Postés dans la dernière parallèle, les tirailleurs de Vincennes tuaient, de là, tous les canonniers russes qui paraissaient aux embrasures. Sébastopol devenait un amas de décombres. L'escadre russe s'était réfugiée derrière les maisons longeant les quais du sud. Grâce à la confusion qui règne dans la ville, un grand nombre de soldats polonais ont réussi à s'en échapper pour se réfugier dans les lignes des armées alliées. Ce qu'on a lu plus haut dans le journal du commandant en chef paraît confirmer la nouvelle donnée par la Patrie qu'une révolte du peuple aurait éclaté dans Sébastopol et n'aurait été réprimée qu'an prix des plus cruels sacrifices.

Jusqu'ici la tentative du général Liprandi contre Balaclava et le camp des Anglais n'avait pas été suffisamment expliqué. Le Pays consacre à cette bataille, car on ne peut l'appeler autrement, un récit qui en fait comprendre toute l'importance:

C'est le 25 octobre que le général Liprandi, recommençant à la tête de 30,000 hommes la marche audacieuse des alliés derrière Sébastopol, est arrivé, sans avoir été aperçu, sur les hauteurs qui dominent à la fois le camp anglo-français et la ville de Balaclava. Son but était de s'emparer, par un coup de main, de cette dernière place, d'enlever ainsi aux alliés leurs approvisionnements et leurs communications avec l'escadre, et de les mettre en suite entre deux feux dans la position la plus critique. Le plan était hardi. Son exécution était favorisée par l'ignorance complète où se trouvaient nos généraux de la force et des mouvements des troupes russes. Le général Liprandi réussit, en effet, à cacher sa marche; et son apparition sur les plateaux eut pour premier résultat de le rendre maître des redoutes gardées par les Turcs, et que ces derniers avaient abandonnées.

Heureusement, les Anglo-Français, avertis de cette attaque et de ce premier succès, se mirent immédiatement en marche. Il en résulta un combat sanglant, où les Russes avaient l'avantage de la position, et qui occupa les deux journées du 25 et du 26. L'ennemi avait tourné contre nos

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