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les idées de Montesquieu, dans le but de faire ressortir les grands principes qui lui dictent ses opinions sur l'esclavage. Quels sont, en résumé, les caractères de son esprit que cet examen nous révèle ?

Je mettrai au premier rang son amour de la justice, de la liberté, de l'humanité. On doit lui reconnaître un vif sentiment de la valeur de ces principes de morale.

Ce sentiment est tempéré cependant chez lui par un esprit conservateur qui lui fait redouter les changements violents dans les institutions sociales.

C'est cette réserve qui l'empêche de donner suite aux conclusions qui se dégagent des chapitres 2-5, et qui, dans la seconde partie de son traité lui fait admettre la conservation d'une organisation vicieuse de la société. Nous constatons la disposition à se contenter de la réforme graduelle de ce qui est, au lieu d'exiger l'introduction immédiate de ce qui devrait être.

Par conséquent, sa critique des mœurs et des lois n'est pas celle d'un révolutionnaire. Il conserve même une modération qui nous a paru parfois excessive.

Il y a aussi chez Montesquieu une incertitude sur la puissance relative des causes morales et des causes physiques, qui l'empêche de prendre vigoureusement parti.

Il nous a semblé de plus qu'on peut lui reprocher une insuffisance de l'esprit scientifique dans le choix de ses

auteurs.

Nous constatons enfin qu'il s'en tient aux idées générales. Quand il veut étudier le détail, il n'est pas profond.

Il n'a certainement pas le tempérament d'un réformateur. C'est le tempérament savant qui prédomine chez lui. Il réfléchit et donne à réfléchir il n'a pas la prétention d'agir autrement.

Quant à l'esclavage devant la raison, il est devenu avec Montesquieu plus suspect que jamais à cause de l'injustice qui l'accompagne. Mais il y a toujours la possibilité de le régler et de le tempérer par les lois de manière à ne le rendre ni trop dangereux, ni trop abusif.

CHAPITRE V

La composition du livre XV

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On a pu se rendre compte de la dissemblance qu'il y a entre les chapitres de ce livre par rapport à l'attitude que Montesquieu adopte vis-à-vis de l'esclavage. Comment faut-il concilier des phrases telles que les suivantes : dans le gouvernement monarchique..... il ne faut point d'esclaves »; « dans les Etats modérés, il est très important qu'il n'y ait point trop d'esclaves » ; << il est moins dangereux dans la monarchie d'armer des esclaves que dans les républiques » ; et enfin, « l'humanité que l'on aura pour les esclaves pourra prévenir dans l'Etat modéré les dangers que l'on pourrait craindre de leur trop grand nombre >>. Ou bien, « L'esclavage est d'ailleurs aussi opposé au droit civil qu'au droit naturel » ; et tout le chapitre XVII; « il n'est pas bon par sa nature, etc. »; << la raison veut que le pouvoir du maître ne s'étende point au-delà des choses qui sont de son service »; « il faut donc borner la servitude naturelle à de certains pays particuliers de la terre ».

On y voit la preuve d'opinions assez différentes l'une de l'autre.

Est-ce que Montesquieu croyait qu'il ne fallait point d'esclaves; ou bien, croyait-il qu'on pouvait en avoir autant qu'on voudrait pourvu qu'on les traitât avec humanité? Est-ce que le chapitre 5, par exemple, veut dire que l'esclavage est foncièrement incompatible avec l'humanité? Ou seulement qu'il ne faut pas maltraiter les esclaves? La note dominante de ce chapitre est certainement celle de la compassion; elle n'est pas nécessaire

ment celle d'une antipathie absolue pour l'esclavage. Estce que ces différentes attitudes résultent de ce que Montesquieu se place successivement à différents points de vue ? Est-ce qu'elles représentent une évolution de la pensée de Montesquieu, qui aboutirait à une opinion qu'on doit regarder comme définitive? Dans ce dernier cas, le livre XV doit être considéré comme contenant des réflexions appartenant à différentes périodes de la vie de Montesquieu. C'est un de ses « tiroirs ». En publiant ce livre, Montesquieu assume la responsabilité de toutes les idées qui s'y trouvent. Mais est-ce que nous pouvons distinguer entre ces idées celles qui lui sont venues les dernières ?

Le problème de la chronologie du texte de Montesquieu présente des difficultés presque insurmontables (1) à cause de sa méthode de travail. Il consignait dans ses Registres les réflexions qu'il lui arrivait de faire, et ensuite il les rangeait dans l'ordre qui lui paraissait utile. Seulement comment prouver la date à laquelle fut composé tel ou tel passage? La seule tentative de cette nature dont j'aie connaissance est celle de M. le professeur Lanson, qui dans une leçon faite à la Sorbonne, le 13 mars 1909, a assigné la composition des quatre livres XIV-XVII à la période qui va de 1736 à 1746.

S'il est difficile de préciser la date de la composition des livres dont se compose l'Esprit des Lois, il est peutêtre téméraire de vouloir apporter des preuves de l'évolution des idées de l'auteur. Toutefois si nous ne pouvons espérer d'arriver à la certitude, nous pouvons peut-être atteindre la vraisemblance, en attendant des résultats plus certains.

Il est temps de combler ce qui a dû paraître comme une lacune dans cette monographie. Ce n'est pas dans le livre XV que Montesquieu parle de l'esclavage pour la première fois. Ce sujet lui a été souvent présent à l'esprit. Il faut maintenant étudier dans toute son œuvre les passages qui y ont trait.

Il est souvent question de l'esclavage dans les Lettres

(1) V. Lanson, Hist. de la litt. fr., p. 706.

persanes. Voici les principaux passages qu'il est utile de

noter.

Dans la lettre 34, le philosophe Usbek rapporte à son ami Ibben l'observation qu'un Français lui avait faite sur le résultat du contact perpétuel des esclaves et des hommes libres, au point de vue des mœurs.

« Un jour que je m'entretenais là-dessus avec un homme de ce pays-ci, il me dit: Ce qui me choque le plus de vos mœurs, c'est que vous êtes obligés de vivre avec des esclaves dont le cœur et l'esprit se sentent toujours de la bassesse de leur condition. Ces gens lâches affaiblissent en vous les sentiments de la vertu que l'on tient de la nature, et ils les ruinent, depuis l'enfance qu'ils vous obsèdent. »

Dans la lettre 75, Usbek se moque du changement d'opinion des princes européens à l'égard de l'esclavage.

Il y a longtemps que les princes chrétiens affranchirent tous les esclaves de leurs Etats, parce, disaient-ils, que le christianisme rend tous les hommes égaux. Il est vrai que cet acte de religion leur était très utile: ils abaissaient par là les seigneurs, de la puissance desquels ils retiraient le bas peuple. Ils ont ensuite fait des conquêtes dans des pays où ils ont vu qu'il leur était avantageux d'avoir des esclaves; ils ont permis d'en acheter et d'en vendre, oubliant ce principe de religion qui les touchait tant. Que veux-tu que je te dise? vérité dans un temps, erreur dans un autre. »

Dans la lettre 112, à propos de la dépopulation de l'Europe, Rhédi fait une observation sur le nombre prodigieux des esclaves à Rome.

«Il y a des gens qui prétendent que la seule ville de Rome contenait autrefois plus de peuple qu'un grand royaume d'Europe n'en a aujourd'hui. Il y a eu tel citoyen romain qui avait dix et même vingt mille esclaves, sans compter ceux qui travaillaient dans les maisons de campagne, etc. »

Usbek essaie de déterminer les causes de cette décroissance de la population de l'Europe, et dans la lettre 116, l expose comment les Romains favorisaient la multiplication de leurs esclaves, dont ils faisaient un usage bien meilleur que les modernes. Les enfants des esclaves, c'était la richesse d'un maître. La république se servait avec un avantage infini de ce peuple d'esclaves, qui, devenus affranchis, réparaient ses pertes. L'abondance et l'in

dustrie faisaient naître les esclaves; et eux, de leur côté, faisaient naître l'abondance et l'industrie. Si je ne me trompe, Montesquieu sous le personnage d'Usbek, fait ici l'éloge de l'esclavage.

Deux fois de plus dans les Lettres persanes la pensée de Montesquieu revient aux esclaves, toujours par rapport à l'accroissement de la population. C'est d'abord dans la lettre 119:

« Ce qu'il y a de singulier, c'est que cette Amérique, qui reçoit tous les ans tant de nouveaux habitants, est elle-même déserte, et ne profite point des pertes continuelles de l'Afrique. Ces esclaves qu'on transporte dans un autre climat, y périssent à milliers, etc. »>

Et enfin dans la lettre 122:

« Ce nombre prodigieux de nègres dont nous avons parlé n'a point rempli l'Amérique. »>

On ne constate guère dans ces passages que la préoccupation économique de l'auteur. On peut négliger la pensée sur l'éducation, qui n'est certainement pas nouvelle Montesquieu envisage le fonctionnement et l'utilité de l'esclavage. Il croit que cette institution doit contribuer fortement à la prospérité de l'Etat, en fournissant un élément important de la population et en assurant un nombre suffisant d'ouvriers. Ce but a été manqué en Amérique, mais si c'est déplorable, c'est surtout à cause des conséquences funestes que cette erreur a eues pour le développement du pays et pour l'enrichissement du monde entier qui aurait pu profiter de son commerce.

Voilà donc la première attitude de Montesquieu vis-àvis de l'esclavage! Cette institution n'est qu'un rouage de la société. Il s'agit de le faire bien fonctionner.

Passons maintenant aux Considérations.

Au chapitre III, Montesquieu dit, à propos du partage de terres et du luxe qui survient quand ce partage ne se fait plus, que la lâcheté et le peu de patriotisme des esclaves et des artisans à Rome les rendirent impropres au service militaire.

Un autre passage qui intéresse notre sujet se trouve au chapitre XV. A propos de la cruauté de Claude, Montesquieu fait l'observation suivante :

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