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moral, soit un tort pécuniaire doit être regardé comme répréhensible. Comme conséquence, nous dirons : le délit existe du moment où l'œuvre protégée a servi à une reproduction soit artistique, soit industrielle. On a toutefois contesté la généralité de cette solution; on a prétendu que le délit devait disparaitre dès qu'on prenait soin de changer le mode d'expression de l'œuvre. On a distingué ce qu'on a appelé les arts plastiques d'une part, les arts de dessin d'autre part, et l'on a voulu légitimer le transport d'une œuvre d'un domaine dans l'autre. Un graveur, par exemple, devrait, a-t-on dit, avoir le droit de reproduire une œuvre de sculpture; mais on ne saurait, en sens contraire, représenter par un art du dessin ce qui l'aurait déjà été par un autre art du dessin; ainsi un graveur ne saurait travailler sur l'œuvre du peintre. Renouard (t. II, no 41) proposait déjà cette distinction imitée de l'ancienne loi prussienne du 11 juin 1837 §§ 21, 22, 23. Il donnait, comme raison, la différence matérielle qui existe entre chacun de ces arts et par suite l'impossibilité de concurrence entre les productions de l'un ou de l'autre.

Nous ne voyons pas sur quoi peut se baser cette distinction, et d'ailleurs la reproduction de l'œuvre originale, même par un autre art, peut être pour elle la cause d'un tort moral et d'un tort pécuniaire. Une gravure maladroite peut discréditer un excellent tableau et aller en tous lieux déconsidérer l'œuvre dont elle n'est qu'une maladroite copie. La réputation du peintre en souffrirait bien évidemment, et, par suite, ses productions seraient moins estimées. (V. en notre sens: Congrès d'Anvers de 1861, Compte-rendu Gressin-Dumoulin, p.249; -Pouillet, n74; Morillot, p. 148, à la note; - Ch. Lyon-Caen, p. 11; - Contra Calmels, p. 656; - Gastambide, p. 304, p. 392).

Ainsi donc, toute reproduction non autorisée de l'œuvre d'art est un délit; il importe peu que l'objet matériel appartienne à l'État (V. p. 11, note 1); il importe peu qu'il soit exposé en public. Chacune de ces solutions a rencontré des adversaires; nous n'avons plus à revenir sur la première; pour la seconde,

elle nous paraît tout aussi certaine; bien qu'une œuvre soit exposée en public, elle peut supposer un travail intellectuel, elle peut porter le sceau d'une personnalité: pourquoi ne bénéficierait-elle pas de la protectien de la loi? (V. no 87.) En pratique, cette décision n'est point unanimement consacrée ; mais, en théorie, elle n'a pas été sérieusement contestée (1). (V. Morillot, p. 148 à la note; -Comp. le Siècle du 30 juin 1886.) Il en a été différemment de la dernière question qui nous reste encore à examiner; pour nous, il y a contrefaçon à faire un usage industriel d'une œuvre artistique. Pour réfuter les différentes objections qu'on pourrait être tenté de soulever, nous nous bornerons à renvoyer aux considérations que nous venons d'émettre au cas de reproduction par un art différent. Sans vouloir nier la perfection de certaines reproductions industrielles, nous ne pouvons nous empêcher de faire remarquer le discrédit qu'un tel emploi peut entrainer pour l'œuvre même.-(Pouillet, no 579; -Ch. Lyon-Caen, p. 51;- contra Hélie et Chauveau, t. VI, p. 58; — comp. Marcel Barthe, J. off., 17 juillet 1883, Ann. Sénat, p. 384, col. 3 (2) ; — Anvers, 1861, GressinDumoulin, p. 219; 9, Paris, 1878.)

(1) « On allègue qu'on peut assimiler ces œuvres d'art à une partie du domaine public. C'est là une assimilation qui n'est que spécieuse. Sans doute, toutes ces œuvres sont, dans un certain sens, affectées à un usage public : elles contribuent à entretenir, à développer le goût artistique, à donner aux artistes des idées nouvelles. Mais il ne résulte pas de là que chacun puisse les reproduire à son gré. » (Ch. Lyon-Caen, p. 12.)

(2) « Un fait dommageable à un intérêt purement privé peut bien donner lieu à une action en dommages-intérêts conformément à l'article 1382 C. C., mais, pour qu'un fait constitue un délit, il ne suffit pas qu'il soit préjudiciable à un intérêt particulier, il faut qu'il soit préjudiciable à l'intérêt général. Or, ces reproductions offrent même quelquefois au public un enseignement moral et patriotique. » (Comp. le Siècle des 26 et 30 juin 1886). Cette distinction n'est point fondée. L'intérêt général est ici d'accord avec celui de l'artiste. Si chacun peut, sans avoir à craindre la répres sion pénale, faire de l'œuvre d'art des applications industrielles, ne doit-on pas redouter que ces multiplications, faites par des mains inhabiles, n faussent le goût public? La sanction du droit des artistes doit être assez énergique pour que chacun soit disposé à le respecter. Au cas de vol, l'intérêt public n'est pas plus engagé que dans notre hypothèse; on considère néan

72. Tels sont, d'une manière générale, les différents cas dans lesquels il y a contrefaçon. Mais, à côté de ce premier délit, il en est d'autres que l'on peut considérer, pour ainsi dire, comme ses mises en œuvre; nous devons les passer rapidement

en revue.

La vente d'une contrefaçon doit être punie: c'est le meilleur moyen d'éviter les réimpressions et reproductions illicites; nous irons jusqu'à traiter de même la simple mise en vente; sur ce point, nous sommes entièrement de l'avis de MM. Faustin Hélie et Chauveau : « Il est évident que la fraude ne serait presque jamais atteinte, s'il était nécessaire de constater le fait nême de la vente. » (T. VI, p. 69.)

L'introduction, dans le pays de la garantie, d'une édition contrefaite doit être réprimée pour un motif analogue. Il en est de même au cas d'expédition dans l'intérieur de ce même État. Si personne ne se chargeait de transporter les contrefaçons au lieu de la demande, celles-ci resteraient dans les magasins de l'imprimeur ; ce dernier, faute de pouvoir écouler sa marchandise, s'abstiendrait de se livrer à ce trafic honteux. moins ce méfait comme un délit; pourquoi le droit des artistes, plus sacré encore que celui de propriété, ne serait-il point garanti d'une manière analogue ? Quant aux engagements moraux et patriotiques que peut faire naître une reproduction industrielle, ils ne disparaîtraient naturellement pas si, avant de s'y livrer, on avait pris soin de demander les autorisations voulues. Cette théorie a été parfois présentée avec une généralité plus grande: rtains jurisconsultes ont jugé qu'il serait plus juridique de faire toujours de la contrefaçon un délit civil que de la traiter comme un délit criminel. (Comp. Bluntschli, Deutsches privatrecht, §50, 2; -Lehr, Éléments de droit civil germanique, p. 33.) Une pareille indulgence énerverait la protection; elle ne saurait être admise. Les considérations que nous avons produites à l'encontre de l'opinion spéciale de M. Marcel Barthe peuvent servir d'ailleurs à ruiner ce système général. (Ch. Lyon-Caer, p. 15.)

L'État, tirant, ainsi que nous venons de le voir, avantage de la répression des contrefaçons, le ministère public devrait pouvoir agir d'office. A ce point de vue, les congrès de droits intellectuels ne sont pas d'accord dans leurs vœux. Le congrès d'Anvers, en 1861, pensait que le délit ne pouvait être poursuivi que sur la plainte de la partie lésée; l'article 8 des résolutions du congrès artistique de Paris, en 1878, est au contraire ainsi conçu : « L'atteinte portée au droit de l'artiste sur son œuvre constitue un délit de droit commun. » (Sic, Anvers, 1877, C. rendu, p. 177.)

Il se peut que les reproductions illicites soient destinées à l'exportation. Il nous semblerait équitable de décider que l'exportation en elle-même doit constituer un véritable délit ; le dommage causé à l'auteur se réalise sans doute à l'étranger; mais, à cette considération il est facile de répondre dans cette discussion théorique on doit raisonner, non d'après ce qui est, mais d'après ce qui devrait être; or, la solidarité des nations vis-à-vis les différents délits, si elle n'est point encore passée dans le domaine des faits, est considérée par tous comme un surcroît de garantie très désirable; l'importation est un délit ; l'exportation sert à la préparer; pourquoi, au lieu de la fabrication, ne la réprimerait-on pas?

Dans le cas où les contrefaçons ne sont pas destinées à être mises en usage dans le pays même de la publication, l'une des questions les plus importantes est celle du transit. Les nations civilisées, pour favoriser l'industrie des transports, ne soumettent pas aux droits d'entrée les marchandises qui ne font que traverser le territoire; le sol étranger se continue par fiction partout où passe la marchandise étrangère; en présence de ce principe, peut-on dire qu'il y a fait répréhensible lorsqu'un ouvrage contrefait emprunte les voies de ce pays pour aller du lieu de la fabrication à celui du débit ? Il nous semble que oui : la fiction d'exterritorialité se limite elle-même dans son application; elle a pour but d'expliquer la non-perception des droits de douane à l'égard des marchandises qui ne font que transiter; en dehors de là, les faits reprennent leur empire, les marchandises qui ne font que traverser un pays y sont réellement introduites; on doit donc étendre à notre hypothèse ce que nous venons de dire de l'importation.

Ce qui prouve bien d'ailleurs que cette théorie de l'exterritorialité doit être restreinte au seul point de vue de la fiscalité, c'est que l'on reconnaît à tout particulier le droit de revendiquer un objet volé qui ne ferait que transiter. (Rendu et Delorme, no 820.) Notre opinion est celle de M. Bozérian dans

la Propriété industrielle, n° 172: « Que la loi française, ditil, ferme les oreilles lorsqu'un de ses nationaux vient se plaindre d'un délit commis à l'étranger, cela suffit; mais qu'elle ferme les yeux lorsque le délinquant met le pied sur son territoire et qu'elle lui facilite les moyens d'aller commettre un délit que plus tard elle se déclarera impuissante à réprimer, en vérité, c'est trop. » (V. Paris, 8 mai 1863, aff. Brémond, Pat., 63, 165; - - Paris, 28 novembre 1862, aff. Debain, Pat., 63, p. 61; V. notre Traité des marques, no 208.)

73. A côté du droit de reproduction, nous avons signalé ceux de représentation et d'exécution; les atteintes qui peuvent leur être portées ne sont pas les mêmes que celles que nous venons de signaler. Le critérium qui peut servir à les découvrir est néanmoins toujours le même; toute interprétation de l'œuvre dramatique ou musicale est répréhensible, du moment où, ayant été faite sans le consentement de l'auteur, elle peut lui causer soit un tort moral, soit un tort pécuniaire. Aussi, pour nous, doivent être punies toutes représentations ou exécutions publiques (1). Il importe peu que celles-ci soient gratuites ou même données dans un but de bienfaisance. Estil légitime de contraindre quelqu'un à faire l'aumône? Puis, à défaut de préjudice pécuniaire, l'auteur peut souffrir dans sa réputation. Alors même, au surplus, qu'on aurait fait convenablement valoir son œuvre, ses réclamations seraient encore

(1) Il peut être difficile de préciser exactement ce qu'il faut entendre par représentation publique. Ce soin nous paraît devoir être laissé aux tribunaux. Nous serions porté à voir une exécution publique toutes les fois qu'elle aurait été offerte à d'autres membres de la famille ou aux personnes unies par les liens de l'amitié. En tous cas, le local choisi par les organisateurs de la fête ne doit en rien influer sur son caractère ; dans un local privé, il peut, à notre point de vue, y avoir une réunion publique. Des cartes d'invitation personnelles ne feraient point disparaître le délit : cette circonstance particulière n'empêche pas que l'œuvre soit communiquée à d'autres personnes que celles auxquelles le compositeur a pu songer lors de la vente de la partition. (Voy. Pouillet, no 811.) Sur ce point spécial, la jurisprudence française n'est point entièrement irréprochable. (De Borchgrave, § 86 (Benoidt et Deschamps p. 88); Bull. Ass., 2o sér., no 3, p. 52-3; - Gaz. trib., 5 février 1881 et 4 février 1882.)

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