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PREMIÈRE PARTIE.

AVANT-PROPOS.

LES LOIS SOCIALES.

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CHAPITRE PREMIER.

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Les sociétés naissent et meurent; elles se transforment sans cesse. Existe-t-il des lois pour les phénomènes sociaux comme pour les phénomènes physiques? Le libre arbitre n'exclut-il pas toute loi? - L'individu restant libre, sa volonté ne peut être prévue, mais celle d'une réunion de beaucoup d'individus peut l'être souvent; on peut donc dire qu'il y a des lois sociales.

Si on remonte quelques siècles dans l'histoire d'un peuple, choisi parmi ceux que nous pouvons le mieux connaître, on arrive facilement à une époque où son nom n'existe pas encore, et où d'autres races aujourd'hui disparues, au moins en tant que races distinctes, occupaient les mêmes contrées. Où trouver le peuple français il y a 2000 ans? le peuple allemand, le peuple espagnol?

Que, revenant alors sur ses pas, on entre dans l'étude de l'histoire particulière de ce peuple depuis qu'il a une existence distincte, on reconnaît non moins facilement des différences profondes, entre son état actuel et celui où il s'est trouvé à diverses époques. On peut le voir, tantôt pillard et vivant de rapines, tantôt industrieux et pacifique; tantôt dominant par son influence les nations voisines, tantôt dominé par elles; en certains siècles peuplant les pays les plus lointains du trop-plein de ses générations, en d'autres siècles devenant de moins en moins nombreux et laissant sur son sol même des places vides, que les

enfants de ses voisins viennent remplir. Je n'ai pas besoin de citer d'exemples, l'histoire de notre pays offre un grand nombre de semblables vicissitudes.

Quoiqu'il soit impossible de fixer une date précise pour l'origine de l'une quelconque des sociétés actuelles, comme il est manifeste qu'à une époque très reculée elle n'existait pas, on peut dire qu'elle a eu un commencement; et d'un autre côté, comme toutes les sociétés antiques ont successivement disparu, nous pouvons dire que les sociétés actuelles disparaîtront. Les grandes aggrégations humaines ont donc, comme les individus qui les composent, leur naissance et leur fin. Il semble, au premier abord, que, plus heureuses que ceux-ci, elles pourraient se conserver indéfiniment, car leur décadence coïncide toujours avec une certaine corruption, et il paraît certain qu'un peu plus de vertu les eût relevées; mais il arrive toujours un moment, dans le cours des siècles, où elles perdent les qualités morales qui seraient leur sauvegarde, et par là elles rentrent dans la condition de toutes les choses terrestres, vouées fatalement à une disparition plus ou moins éloignée.

Entre leur naissance et leur fin, époques toujours confuses pour leur histoire, dans la période où leur existence est le mieux déterminée, elles ne laissent pas que de se transformer de diverses manières. En examinant ces événements successifs, comme on examinerait les phénomènes dont le monde matériel offre le spectacle, peut-on y trouver de même l'action de certaines causes constantes? Est-il des lois qui les puissent expliquer?

Admettons un instant qu'il y ait des lois, plus ou moins semblables aux lois physiques par la constance de leur action, qui puissent servir à expliquer la force ou la faiblesse des sociétés humaines, leur conservation ou leur mort; s'il existe de telles lois, leur connaissance pourrait sans doute aider à apprécier l'histoire du passé, elle pourrait nous enseigner quel avenir nous est réservé, et surtout par quel moyen on peut y atteindre plus

tôt s'il doit être heureux, s'en détourner s'il doit être malheureux. Appelons ces lois : Les lois sociales.

On contestera peut-être leur existence même ; on pourra dire qu'il n'y a aucune assimilation possible entre les forces qui agissent sur le monde matériel et les causes diverses qui donnent naissance aux événements historiques. « La matière, dira-t-on, << obéit dans toutes ses parties à des forces immuables, une so<«< ciété, au contraire, est formée d'éléments dont chacun est libre; << tandis que la matière, n'étant soumise ni au hasard ni à des << volontés incertaines, est régie par des lois, qu'il est raisonna<«<ble de chercher, les actes des hommes dépendent de leur seule « volonté, et l'existence du libre arbitre ne permet pas de les <<< attribuer à l'effet d'une loi. >>

Cette objection n'est pas juste; ce n'est pas assurément que je m'associe, de près ou de loin, aux doctrines fatalistes de ceux qui voient en nous de la matière, et rien de plus : non sans doute, l'homme n'est pas asservi à son corps, nulle force physique ne peut plier ou enchaîner sa volonté, c'est un être libre; mais cette faculté du libre arbitre nous défend seulement de prévoir ce que fera ou ne fera pas un individu, elle ne peut nous défendre de prévoir ce que fera ou ne fera pas une réunion d'individus. Nous lisons chaque jour dans les journaux le récit de quelque suicide; un malheureux a enjambé à Paris le parapet d'un pont et s'est jeté dans la Seine; nous ne pouvons donc dire que demain personne ne se précipitera du haut du Pont-Neuf, mais nous pouvons cependant assurer avec la plus absolue certitude que, s'il y passe un régiment, ce régiment ne se précipitera pas. Quand un sentiment bon ou mauvais est rare dans l'humanité, ce n'est pas une raison pour que nous en jugions un individu incapable, mais c'est une raison suffisante pour que nous en jugions incapable une collection très nombreuse d'individus ; ce jugement ne blesse en rien l'idée que nous devons nous faire de la liberté de l'homme. Admettons un instant que chez certain

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