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à Doudeville. Cet industriel ayant quitté le commerce, le laborieux ouvrier est entré chez M. Varin, qui l'occupe depuis douze années. Le concurrent compte donc en réalité quarante-quatre ans de services. Marié et père de douze enfants, il en a perdu deux et a bien élevé les autres. Six savent lire et écrire; quatre sont privés de cet avantage; mais ce n'est pas la faute du concurrent: il fallait payer, et cela lui était impossible. Malgré les heures de la nuit qu'il consacrait au travail, de concert avec sa femme, il a eu beaucoup à lutter contre la misère. Je ne me sens pas la force d'énumérer les angoisses qu'il lui a fallu subir. Tout le monde appréciera le courage moral et la résignation qui lui ont été nécessaires pour accomplir sa tâche en ce monde.

M. Jean-Baptiste Cardon, âgé de cinquante-cinq ans, ouvrier aux Essarts-Varimpré, est employé depuis quarante-trois ans par M. de Girancourt, sauf deux mois qu'il a dù passer, en 1815, dans les rangs de la garde nationale mobilisée. Après le licenciement, il rentra dans l'usine, où son chef déclare qu'il restera jusqu'à sa vieillesse. Marié et père de deux enfants, il a perdu l'aîné quand celui-ci a eu ́ atteint l'âge de vingt-un ans, après l'avoir fait assurer contre les chances du recrutement. Ainsi, indépendamment de la douleur causée par la mort de son fils, sur lequel il pouvait compter pour être plus tard son appui, il s'est trouvé avcir sacrifié inutilement une somme précieuse dans l'avenir. I aide un

peu sa fille abandonnée par son mari. Il lui faut done à la fois accomplir un travail pénible et lutter contre le chagrin.

M. Etienne Lepage, demeurant à Darnétal, rue Saint-Pierre, est un ouvrier laborieux et rangé, qui, avec une femme malade depuis douze années, est parvenu, grâce à son économie, à élever seul, et à l'aide de son modique salaire, treize enfants dont six existent encore. Il leur a inspiré les principes d'ordre, d'honneur et de probité, qui ont toujours été la règle de sa conduite. Ceux qui sont en âge de travailler marchent sur ses traces. Il a eu à soutenir sa vieille mère, dont il payait le logement, en même temps qu'il prenait chez lui, à sa charge, sa belle-mère qui était aveugle. Sorti de chez MM. Yvart, Pavie et Jourdain, lorsque ces industriels ont quitté les affaires, il est employé depuis chez M. Delafosse, filateur à Maromme. Agé de quarante-neuf ans, il a commencé sa carrière de labeur à l'âge de huit années, et s'est élevé successivement jusqu'au poste de contre-maître. Il compte donc quarante-un ans de services. Il n'a pas sans exercer une heureuse influence sur les autres ouvriers, qui, tous, même ceux placés sous ses ordres, l'aiment et l'estiment.

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Mme veuve Maillard, âgée de soixante-deux ans, est ourdisseuse depuis trente-sept années chez M. Bluet, manufacturier à Rouen, rue de Buffon, où elle a toujours été un modèle de travail, de probité, fidélité Mère de six enfants, elle les a élevés, ins

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truits; elle leur a fait apprendre un état, les a mariés, et tout cela avec les faibles ressources de son labeur assidu. Si elle fut bonne mère, elle fut aussi reconnaissante envers ses parents. Elle a gardé chez elle, pendant plusieurs années, son père devenu infirme et aveugle; elle a eu pour lui les plus grands égards et les plus grands soins jusqu'à l'âge de quatre-vingtun ans, qu'elle l'a perdu.

M. Pierre Devaux, curandier, âgé de soixante-six années, père de sept enfants, a eu le malheur d'en perdre à la suite de longues et nombreuses maladies. Eprouvé lui-même, ainsi que sa femme, par de douloureuses souffrances, il est devenu infirme; cependant il travaille encore, après cinquante-trois ans de services, chez M. Noyon, rue de la Petite-Chartreuse.

Ici, Messieurs, se termine la première série des candidats couronnés par la Société.

Nous avons eu l'honneur de vous expliquer comment nous nous trouvions assez heureux pour en nommer deux de plus.

M. Jean Carel, ouvrier bottier, occupé depuis trente-un ans par M. Hurel, à Rouen, rue Ganterie, est marié et n'a pas d'enfants; mais il y a quatorze années qu'il nourrit sa belle-mère infirme. Nous avons trouvé dans cette circonstance d'abord, et dans d'autres que nous allons relater, des motifs pour appeler sur lui vos éloges, lui décerner la médaille et lui accorder un livret de 50 fr. En effet, le candidat nous est signalé tout spécialement pour

sa conduite exemplaire, la douceur de ses mœurs, la convenance de ses relations, ses égards, sa déférence pour son patron en particulier, et, en général, pour tous ceux qui ont quelques rapports avec Jui.

Mme veuve Aubert, commissionnaire à Darnétal âgée de quatre-vingt-quatre ans, a eu scize enfants qu'elle a élevés jusqu'à un âge plus ou moins avancé. Aujourd'hui, il ne lui en reste plus que trois, qui se trouvent dans l'impossibilité de lui fournir aucun se

cours.

Depuis soixante-dix années, elle est investie de la confiance des industriels et de l'autorité municipale. Elle accomplit ses devoirs avec une fidélité qui lui a valu les témoignages les plus honorables. Sa probité et son exactitude sont, en quelque sorte, passées en proverbe, et il nous a été assuré qu'on n'hésite pas à lui confier des sommes importantes sans reçu ni la moindre garantie. Nous avons pensé qu'une existence aussi bien remplie, quoique n'appartenant à aucune industrie spéciale, couronnerait dignement la nomenclature que nous venons de dérouler. Peut-être dirat-on que, pour ce dernier livret de 50 fr., un délai de remboursement ne devait pas être imposé; mais d'abord, Messieurs, la loi adoptée d'avance devait être immuable, et d'ailleurs, dans un âge avancé, un but lointain est souvent une chance de longévité. Nous avons la ferme espérance que la médaille qui va être décernée sera, pour la digne femme qui l'a

si justement conquise, un brevet de centenaire. Nous voici arrivé, Messieurs, au terme de notre tâche. Nous avons eu l'honneur de vous le dire, nous éprouvons un bien vif regret de ce que les ressources de la compagnie nous aient enfermé dans un cadre aussi restreint. Tous les candidats qui nous étaient signalés sont dignes d'être mentionnés honorablement. Dans l'impossibilité d'aborder un détail aussi long, nous leur demandons la permission de garder le silence. Qu'ils nous autorisent à faire une seule exception, qu'ils approuveront certainement eux-mêmes, en faveur de M. Pierre Larchevêque, manoeuvre chez M. Fauquet, à Bolbec, depuis cinquante-trois ans. Désigné récemment par l'Académie de Rouen comme le Nestor de l'industrie de la Seine-Inférieure, il a été récompensé, à ce titre, par la Société d'Encouragement de Paris. Cette considération seule nous a portés à décerner à d'autres un honneur qu'il mérite, mais qu'il a déjà obtenu. Puissent tous ses compagnons, soldats de la grande armée de l'industrie, suivre son exemple et ceux que nous avons eu le bonheur de citer aujourd'hui ! Puissent, tous ensemble, patrons et employés, n'éprouver d'autre rivalité que celle du bien, du zèle, de l'union, de l'ardeur pour le travail, richesse inépuisable de notre belle patrie, cette France adorée, qui, semblable à toutes les mères, peut avoir des soupirs à étouffer, des douleurs à subir, mais qui est fière de voir tant de ses fils marcher, tête levée, dans le chemin de l'honneur

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