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dans l'âme, en criant anathème contre l'indifférence des hommes.

Votre amour de l'utile et du bon vous porte comme par instinct sur la trace des bonnes découvertes et des nobles dévouements; vous avez compris que l'espèce humaine n'est pas aussi perverse que se plaisent à la représenter quelques esprits frondeurs et chagrins; le bien a sa contagion comme le mal, et si nos lois, qui punissent toujours, récompensaient quelquefois, il y aurait peut-être plus de vertus dans la société. Le châtiment, tout salutaire qu'il est, il faut le reconnaître, abat cependant le courage et dégrade le coupable; la récompense relève les sentiments, grandit l'homme à ses propres yeux et l'oblige à bien faire; aussi prenez-vous à tache d'exciter toutes les émulations.

L'année dernière, vous décerniez une médaille d'honneur à une société d'ouvriers, pour avoir réformé, d'après vos conseils, un règlement qui pourra désormais leur assurer des secours dans la maladie et le pain de la vieillesse. Ces courageux travailleurs ont si bien senti l'importance de cette sage réforme, que cette année, malgré la cherté des subsistances et la diminution des salaires, ils ont décidé dans une réunion générale, de s'imposer les derniers sacrifices, plutôt que de suspendre le versement de leur cotisation; et guidés par un admirable esprit de résignation et de générosité, ils ont fait fléchir en faveur des plus nécessiteux, les rigueurs de leurs lois, tant que doit

durer la crise dont ils souffrent depuis si longtemps.

En moins d'une année vous avez vu se réaliser encore un de vos voeux les plus chers, la fondation des crèches dans les quartiers populeux de notre cité; vous ne pouviez faire de ce legs pieux un plus digne usage : Les månes du vénérable abbé Gossier ont dû s'en réjouir; ingénieuse prévoyance de la charité! par vos mains, du fond de sa tombe, le vieillard veille encore sur le berceau de l'enfance malheureuse !

Dans un autre ordre, d'idées, n'oublions pas que c'est au sein de votre compagnie que fut conçu, il y a un demi-siècle, le projet de sondage de la houille dans notre département. En l'an IV de la république, un collègue bien connu par ses utiles travaux, M. Noël, un des fondateurs de la Société d'Émulation, et qui fut du petit nombre de ceux qui, malgré la Terreur, se réunissaient au péril de leur vie, pour conserver les traditions et le feu sacré de la science, publia sur ce sujet un mémoire que vous entendiez encore citer naguère. Son idée, car les idées ne meurent pas, fut reprise par vous en 1838; vous proposâtes un prix au meilleur ouvrage sur cette matière, mais il ne se présenta point de concurrents.

Depuis que d'honorables concitoyens ont pris à tâche de tenter des expériences, vous vous êtes associés à l'entreprise en prenant part à la souscription, et les aidant de vos lumières; que si la réussite vient couronner l'œuvre et doter notre contrée d'une source incalculable de richesses, l'industrie du pays saura

vous rendre justice, comme vous le faites en ce jour, envers ceux qui par leur admirable conduite, ou par leurs veilles ou leurs talents, concourent au bien-être de la société.

Jusqu'ici quelques villes de France semblaient avoir le monopole de l'impression de certains tissus, que la mode ou le caprice recherchent à cause de leur légéreté et de leur élégance.

Un manufacturier dont le nom a déjà été proclamé dans cette enceinte, pour les perfectionnements qu'il a apportés dans ce genre, M. Bataille, notre confrère, vient d'obtenir ce que d'autres imprimeurs de Rouen avaient, avant lui, tenté sans succès.

Il a monté des ateliers sur une grande échelle où il imprime sur mousseline et sur jaconat, ces jolis tissus dont Paris, Mulhouse et Saint-Quentin avaient seuls le secret. Il est parvenu à faire avec une rare élégance, les mouchoirs dits batiste d'Ecosse, et à les établir à beaucoup meilleur marché que ces dernières villes. Une seule machine en produit, suivant M. Bataille, environ 12,000 douzaines par jour.

Cet habile manufacturier travaille en ce moment à réaliser l'impression des genres robe sur mousseline. C'est un progrès dont l'industrie rouennaise saura lui tenir compte et que vous regrettez, messieurs, de ne pouvoir récompenser uniquement, parce que M. Bataille est votre confrère.

Sur une communication de notre collègue, M. Col

len-Castaigne, vous avez examiné les titres qu'une jeune fille de Bolbec, Hortense Fagot, pouvait avoir à la récompense que vous accordez aux actes de haute moralité : Voici ce que vous ont appris avec certitude, tous les notables habitants de Bolbec:

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Hortense Fagot naquit en 1826, de pauvres ouvriers, dans la commune des Bordeaux, près Étretat; l'aînée de cinq enfants, elle fut dès l'âge le plus tendre, l'ange tutélaire du foyer domestique, dont la paix était souvent troublée par la faim et par la misère; que ne puis-je vous retracer ici ce que l'amour filial inspirait à cette intéressante enfant, pour y rétablir le calme et dissiper la tristesse. Mais je ne saurais faire l'éloge de la fille sans jeter un blâme sévère sur une personne qui est chère à son cœur, et d'ailleurs, la noblesse de ses sentiments ne voudrait pas d'une récompense accordée à ce prix.

« La famille vint s'établir dans les environs de Bolbec. Hortense avait alors douze ans passés, c'était déjà une fille bien raisonnable; car initiée au malheur dès le berceau et n'ayant jamais connu les joies insoucieuses de l'enfance, elle avait grandi vite; placée dans un établissement pour y apprendre le tissage mécanique, elle se fit bientôt distinguer par son intelligence et sa grande dextérité; mais le travail et les privations de tous genres avaient altéré sa santé : elle dépérissait tous les jours et eut infailliblement succombé quand sa mère prit le parti de l'envoyer à la campagne, chez une tante qui était couturière.

Ce fut un bien cruel moment! Le cœur de la mère dut beaucoup souffrir, en voyant s'éloigner de sa chaumière l'unique consolation de sa triste existence; quand Hortense eut appris cette détermination, elle en ressentit un si profond chagrin, que sa mère eut toutes les peines du monde à la persuader. Mère, lui dit Hortense, en essuyant une grosse larme qu'elle s'efforçait de cacher, songes-tu bien « que demain je ne serai plus près de toi? Si je pars, qui te consolera quand tu pleures ? qui te « sourira pour te faire un instant oublier tes peines? mes frères et sœurs sont encore si petits! Te quitter

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quand je te sais si malheureuse? dis-moi, est-ce possible?» Et la mère et l'enfant se pressaient dans de mutuelles étreintes et confondaient leurs larmes.

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« Il fallut partir; quelques six mois après, la pauvre femme était abandonnée avec ses quatre enfants; alors Hortense lui fit demander la permission de venir la voir. Celle-ci, qui était atteinte déjà de la maladie qui devait un peu plus tard la conduire au tombeau, manquait des choses les plus nécessaires à soutenir son reste d'existence; il lui répugnait de donner encore à sa fille le spectacle de la plus affreuse misère ; mais songeant que sa fin était prochaine, elle se rendit à son désir. Le 4 janvier 1840, Hortense arriva à Bolbec, avec un sac de tourbe sur le dos; une dame de charité qui était présente à son arrivée, lui demanda comment elle s'était procuré ce combustible;

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quand j'allais, dit-elle, en journée avec ma tante,

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