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Mon sang criera vengeance, et mon ombre, aujourd'hui,
Se dressera sanglante entre ma ville et lui.

Son règne va passer... Dieu, j'en ai l'assurance,
Des Anglais, avant peu, délivrera la France;
J'en crois le rêve heureux qu'il vient de m'envoyer,
Pour m'inspirer, sans doute, et me fortifier.

Les Anglais, devant nous, fuyaient à perdre haleine,
Et nous les poursuivions sur les monts, dans la plaine.
Savez-vous qui guidait, en ce jour triomphant,
Nos braves escadrons, Delivet?... Une enfant;
Bergère au regard doux, vierge à la fleur de l'àge,
Qui venait de laisser sa houlette au village
Pour porter aux combats un céleste drapeau,
Et chasser du pays l'Anglais comme un troupeau.
Sous elle, avec fierté, je marchais à la gloire,
Et me suis réveillé joyeux de la victoire.
L'honneur ne criera pas toujours dans le désert,
Et bientôt les Français seront vengés, Robert;
J'en emporte avec moi la divine espérance.

DELIVET.

Vous devez vivre, alors, car pour sa délivrance,
La France aura besoin de chefs et de soldats.
Vivez donc, résigné, pour de prochains combats.
Attendez que sa voix de nouveau vous appelle:
Sinon pour vous, du moins conservez-vous pour elle !

ALAIN BLANCHART.

Là-dessus, Delivet, cessons de discourir!

DELIVET.

Non, ce n'est pas ainsi que doit vouloir mourir

Un brave capitaine, un chef de votre taille,

Glaive en main, casque en tête, en un jour de bataille, Tomber au champ d'honneur, voilà ce qu'il vous faut ;

Mais un supplice infâme, un ignoble échafaud...

ALAIN BLANCHART.

Quand l'amour du pays ou de Dieu vous attire,
Ce n'est plus un supplice, ami, c'est un martyre,
Et l'échafaud devient un trône glorieux

Où la mort nous attend pour nous conduire aux cieux.

La cloche du beffroi comme une voix qui pleure
Sur la triste cité sonne la douzième heure.
Blanchart par les Anglais sur un vil tombereau
Est conduit sur la place où l'attend le bourreau.
On entend du marché la voiture qui roule :
Un silence de deuil se répand dans la foule ;
Au pied de l'échafaud Blanchart est arrivé.
Sans trébucher d'un pas, calme, le front levé,
Il monte les degrés, et là, d'une voix forte :

• Pour un Français qui meurt, la France n'est pas morte;

• Vivez pour elle, amis ! si je n'ai pas toujours

Fait ce que Dieu commande et bien vécu mes jours,

< Ma mort, j'en ai l'espoir, rachètera ma vie.
⚫ Victime des Anglais, je meurs pour la patrie,
« Adieu !... >

Comme un éclair la hache étincela

Et la tête d'Alain sur le pavé roula.

Prenez tous les enfants de la cité Normande,
Et veuillez bien ici répondre à ma demande !
Pouvez-vous, Rouennais, m'en citer aujourd'hui
Non pas deux, mais un seul qui soit mort comme lui?

Et dans nos murs,—vraiment, c'est à ne pas y croire,-
Nous ne voulons rien faire, ingrats, pour sa mémoire!
Eh! quoi, nous laisserons, passant notre chemin,
Cette ombre de martyr tendre vers nous la main,
Et nous resterons froids... toujours!... c'est impossible.
Nous avons tous au cœur une fibre sensible.

Mais il me semble entendre une voix qui me dit :

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« Pourquoi donc sur Rouen, fulminant l'interdit,
« Nous fatiguer encor de vos rimes maudites!

« On n'a pas oublié Blanchart, comme vous dites. »
Oui, c'est vrai, je me trompe; on s'en est souvenu.
Sans doute à la commune, un jour, on est venu
A parler de Blanchart, disant : C'est une honte
Que de son dévouement on n'ait pas tenu compte.
Chacun cria bravo, promettant d'y penser.
Puis enfin on colla, pour s'en débarrasser,
Près de la tour Bigot, vieille tour disparue,
Son nom aux quatre coins d'un petit bout de rue;
Et tout fut dit :- Voilà ce qu'on a fait pour lui!
Eh bien, que vous en semble? est-ce donc aujourd'hui,
Dans notre grande ville, ainsi que l'on honore
La gloire et l'héroïsme... oh! mieux valait encore,

Si notre souvenir devait en rester là,

Ne rien faire du tout que de faire cela;

Car ce nom évoqué pour un pareil usage

Est un soufflet brûlant qui nous marque au visage.
Que faire, dira-t-on, formulez votre vœu!

Blanchart est aussi grand pour moi que Boieldieu.
« Encore une statue!... et de trois : grand merci!
« On doit des revenus prendre plus de souci :

Les administrateurs d'un pays, d'une ville,

« Doivent d'abord, monsieur, s'occuper de l'utile. Les grands citoyens morts ont droit à nos regrets; << C'est vrai; mais les vivants nous touchent de plus près; « Nous pouvons avec l'or que coûte une statue,

Assainir un quartier en perçant une rue.

"

<< Chaque morceau de bronze est un morceau de pain

Que vous volez au peuple, et notre peuple a faim. »

Le peuple, dites-vous? Pour honorer la gloire

Il est plus généreux que vous ne voulez croire.
Que la ville, demain, souscrive pour Blanchart,
Le peuple, j'en suis sûr, apportera sa part,
Tous les bons ouvriers, dans l'urne destinée,
Seront fiers de jeter le prix d'une journée,
Et le pauvre, oubliant sa misère et sa faim,
Donnera, s'il le faut, un morceau de son pain.
C'est que le peuple encor n'a pas de chauvinisme
Traité les mots de gloire et de patriotisme,
Et ridiculisé, prenant un air moqueur,
Ce qui de nos aïeux faisait battre le cœur.

Quand Joinville vers nous dirigeant sa poulaine,
Avec Napoléon revint de Sainte-Hélène,
Vous avez noblement fèté ce grand retour,
Dépensé presque un mois du budget en un jour.
Le peuple a-t-il crié devant cette dépense?
Non... sachez-le, messieurs, l'or n'est pas tout en France.
L'âme ainsi que le corps a besoin de son pain.

Prenez garde, en marchant, d'écraser le bon grain :
Craignez que l'industrie, en parcourant son orbe,
Comme Saturne en elle un jour ne vous absorbe!
Aux nobles appétits donnez un aliment;
Sans quoi plus de vertu, de foi, de dévouement,
Et chaque industriel en sa ville flétrie
Par delà son comptoir ne voir plus de patrie;
On n'en est pas encor venu là, Dieu merci.

Mais je vous le dis, moi, retenez bien ceci :

Un grand peuple, messieurs, à moins qu'on ne le souille, Ne vit pas seulement de coton et de houille.

Quant au faible poëme, ici par moi jeté,
Peut-être, hélas! va-t-il se perdre inécouté ?
D'autres achèveront l'œuvre que je commence.
Peut-être bien des gens, m'accusant de démence
Et sifflant sur mes vers, ce soir même en riront!
Qu'importe ! dans le sol natal ils germeront.

L'hiver, lorsque la terre est couverte de glace,
Que des pas du semeur a disparu la trace,
A cet aride aspect on peut aussi fort bien
Rire des grains semés qui ne servent à rien,
Et des champs déverdis parcourant l'étendue
Croire au fond des sillons la semence perdue.
Vienne avec le printemps un rayon de soleil !
L'herbe de la nature annonce le réveil ;
Partout d'épis naissants la campagne parée,
S'apprête à revêtir sa tunique dorée,

Et bientôt va remettre aux mains du moissonneur

Les trésors qu'en son sein féconda le Seigneur.

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Il en est en ce monde ainsi de la pensée,
On la croit sous l'oubli, disparue, effacée.
- C'est le grain enfoui sous les neiges d'hiver.
Tôt ou tard son esprit s'étend et remplit l'air.
Tombez donc, ô mes vers, de ma voix attendrie,
Et germez dans le sein de ma ville chérie !
Si par vous, à mon but, je ne puis parvenir,
Peut-être serez-vous plus forts dans l'avenir!
Pour moi, calme, j'attends l'arrêt de la critique.
En composant pour vous ce chant patriotique,
Je n'ai vu qu'une chose: accomplir mon devoir;
Tout Rouennais,-Corneille et Blanchart l'ont fait voir,—
A sa tâche à remplir et doit à sa patrie,

Poëte, sa pensée; et citoyen, sa vie.

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