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tant chaque banc, pièce à pièce, chaque pièce était raclée avec un racle de fer; l'inspection avait lieu immédiatement après pour s'assurer que tout avait été exécuté selon la règle. Pendant cet examen les coups de gourdin tombaient comme la pluie sur les dos nus des galériens inexpérimentés ou paresseux; le raclement fini, on leur faisait laver le tillac et rajuster les bancs, cela durait trois heures. A côté des occupations journalières des forçats, il y en avait d'extraordinaires, lorsque des étrangers de distincion se trouvaient en ville; le gouverneur leur faisait alors les honneurs de l'arsenal et souvent de splendides dîners avaient lieu dans cette demeure de souffrances et de douleurs. Quand on recevait sur la galère la visite d'un grand personnage, on commençait par exécuter la bourrasque; on faisait raser tête et barbe à la chiourme, changer de linge et revêtir leurs casaques rouges et bonnets de la même couleur; la chiourme s'asseyait alors sur les bancs et présentait un aspect des plus pittoresques; dans cette attitude elle attendait le visiteur suivi ordinairement d'un cortége de seigneurs et de dames; à peine avait-il mis le pied sur la galère que la chiourme l'accueillait par le cri rauque et lugubre de «hau » qu'elle poussait avec tous les forçats. Chaque seigneur et dame, si sa qualité ou son caractère le demandaient, était, salué par un hau; un général avait droit à deux hau, un duc ou pair de France, à trois; le roi même n'en recevait pas davantage; aussi nommait-on ce dernier salut le salut du roi. Immédiatement après les tambours battaient aux champs; les soldats, le fusil sur l'épaule, se rangeaient des deux côtés de la galère, qui, parée comme pour un jour de fête, aurait présenté avec le cortége de ses visiteurs chamarrés d'or et d'argent, et de ses visiteuses richement et élégamment parées, un aspect des plus agréables, sans l'affreux contraste que présentaient ces infortunés galériens rongés de vermine, le dos meurtri de coups de corde, maigres, la figure halée par le soleil ardent du Midi et traités plus durement que ne l'étaient les esclaves des pirates algériens; surtout, si parmi ces hommes frappés par la justice humaine, on n'apercevait pas les victimes du fanatisme religieux le 1. Chiourme est un mot collectif qui indique les forçats et autres qui rament sur une galère.

plus cruel dont l'histoire ait gardé le triste et humiliant souvenir.

Quand les seigneurs et les dames avaient visité la galère d'un bout à l'autre, ils revenaient à la poupe s'asseoir sur les fauteuils qui leur étaient destinés pour voir manœuvrer la chiourme; au premier coup de sifflet, chaque forçat ôtait son bonnet, au second sa casaque, au troisième sa chemise; ensuite on leur faisait faire ce qu'on nomme en provençal la monine ou les singes; à un signal donné, tous se couchaient et disparaissaient sous les bancs: levez le doigt, criait le comite; on ne voyait que des doigts; levez les bras, on ne voyait que des bras; puis on leur faisait remuer la tête, balancer les jambes, ouvrir la bouche, tirer la langue, tousser; on leur commandait des poses ridicules et quelquefois indécentes', on en faisait des bateleurs et des histrions; on oubliait qu'ils étaient des hommes, des condamnés. On comprend tout ce que devaient souffrir les forçats protestants, et combien ils avaient besoin de penser au manteau ignominieux du Christ, à son roseau et à sa couronne d'épines, pour n'avoir pas la tentation de sortir de ces bouges immondes par une apostasie ou par un suicide. Le bruit de leurs chaînes et de leurs sanglots n'arrivait pas jusqu'à Versailles; en vieillissant, le roi devenait de plus en plus dévot, comprenait peu et sentait encore moins; cependant le pieux cardinal de Noailles obtint de lui l'édit réparateur du 25 août 1698, que l'illustre Vauban avait vainement demandé depuis dix ans; mais quand il fallut le mettre à exécution, les Jansénistes manquèrent de courage et furent inconséquents dans la vie pratique comme ils l'étaient dans leurs principes religieux; leur faiblesse laissa subsister ces lois de sang dont l'application impitoyable mit un terme à la patience des protestants, que dix-huit ans de la plus odieuse persécution n'avaient pas encore lassés.

C'est ainsi que s'acheva ce dix-septième siècle, auquel l'histoire a donné, comme à Louis XIV, le nom de Grand.

1. Mémoires d'un protestant condamné aux galères de France pour cause de religion, écrits par lui-même. Ouvrage dans lequel on trouvera le récit des souffrances de l'auteur depuis 1700 jusqu'en 1713. Nouvelle édition. La Haye, M.DCC.LXXIV.

LIVRE XLI.

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I.

Avec la fin du dix-septième siècle, tout paraissait fini dans les Cévennes. Bâville, fier de sa victoire, pouvait quitter Montpellier et aller à Versailles demander, pour récompense de ses sanglants services, une place dans le conseil. Le père Lachaise qui l'aimait et l'appréciait, désirait vivement son retour; mais ni le roi ni Mme de Maintenon, ni les ministres, nous l'avons déjà dit, ne se souciaient d'avoir au milieu d'eux un second Louvois. Il dut, pour son malheur et pour celui des Cévenols, demeurer dans son intendance où les protestants étaient comprimés, mais non soumis; l'esprit prophétique, qui ne s'était jamais complétement éteint, reparut avec une nouvelle force, courut, avec la rapidité de l'incendie, du nord du Vivarais dans les Cévennes, et remplit d'un fiévreux enthousiasme les populations protestantes.

C'est dans le théâtre sacré des Cévennes qu'il faut lire le récit des choses étonnantes qui se passèrent publiquement devant des milliers de personnes, au nombre desquelles apparaissaient comme témoins irrécusables, Fléchier, Baville, Villars, Brueys et les parlements.'

Nous sommes revenus aux jours où le vieux Du Serre montrait, du sommet de sa montagne du Peyrat, à ses jeunes pâtres, le Dauphiné, le Vivarais, les Cévennes, et leur disait: «Allez ranimer les os secs; » mais, chose remarquable! l'esprit n'était donné ni aux riches ni aux savants; mais aux indigents, aux laboureurs, aux ouvriers, aux enfants. La sagesse humaine, qui a la prétention de tout expliquer, parce qu'elle a celle de vouloir tout comprendre, est forcée de confesser son impuissance devant ces enfants encore à la mamelle qui prêchent la repen

1. Brueys, Histoire du fanatisme. Fléchier, Lettres choisies. - Villars, Mémoires. Théâtre sacré des Cévennes, édit. Bost.

tance et parlent des choses merveilleuses de Dieu. << Comme nous étions ensemble, dit un témoin oculaire au moulin d'Ève près de Vernoux (en Vivarais), une fille de la maison vint appeler sa mère qui était avec nous et lui dit: Ma mère, venez voir l'enfant; ensuite de quoi la mère elle-même nous appela, nous disant que nous fussions voir le petit enfant qui parlait; elle ajouta qu'il ne fallait pas nous épouvanter, et que ce miracle était déjà arrivé. Aussitôt nous courûmes tous; l'enfant âgé de treize à quatorze mois était emmailloté dans le berceau et n'avait encore jamais parlé, ni marché. Quand j'entrai, avec mon ami, l'enfant parlait distinctement, en français, d'une voix assez haute, vu son âge, en sorte qu'il était aisé de l'entendre par toute la chambre. Il exhortait, comme les autres que j'ai vus dans l'inspiration, à faire des œuvres de repentance; mais je ne fis pas assez d'attention à ce qu'il dit pour me souvenir d'aucune circonstance. La chambre où était l'enfant se remplit; il y avait, pour le moins, vingt personnes, et nous étions tous priant et pleurant autour du berceau. Les femmes s'empressaient de féliciter la mère, heureuse entre toutes les mères, de ce que son enfant avait été trouvé digne de cette faveur céleste; il nous semblait, dit l'une d'elles, que ceux qui recevaient l'esprit étaient les élus de notre bon Dieu.»1

L'esprit ne visita jamais les prêtres; mais il descendit quelquefois sur les enfants des catholiques. Témoins de ce prodige, les curés voulurent l'exploiter à l'avantage de leur Eglise; mais, o déception! les petits prophètes parlèrent contre la messe et donnèrent à Rome le nom de «Babylone.» Bâville, qui ne voyait dans ces manifestations merveilleuses qu'une maladie cérébrale, fit arrêter les petits garçons et les petites filles protestants, qui prophétisaient. Les uns furent enfermés dans des forteresses, autres dans des couvents. Les prisonniers ne manifestèrent pas la moindre crainte, et ce fut en chantant des psaumes qu'ils entrèrent dans leurs prisons. L'intendant, cependant vivement impressionné de leur courage, voulant savoir si l'esprit qui les animait était le résultat de quelque enchantement magique ou de quelque infirmité na

1. Brueys, Hist. du fanatisme.

les

turelle, ordonna à la faculté de médecine de Montpellier de se transporter à Uzès, où trois cents de ces enfants étaient réunis.1

A la vue des docteurs, les enfants, qui ne connaissaient que le patois de leur pays, se mirent à leur prêcher, en bon français, la repentance envers Dieu et la foi en JésusChrist. Les docteurs ne pouvant constater leur folie, déclarèrent à Bâville qu'ils étaient des fanatiques, mot qui n'expliquait rien, mais qui servit à l'avenir à désigner les prophètes et plus tard les camisards.

L'intendant, n'osant livrer à ses juges ces pauvres innocents, relâcha les plus jeunes et condamna les plus âgés au service des armées et des galères; on les enchaîna comme des criminels et on les dirigea vers le lieu de leur détention. 2

II.

Les protestants, témoins des prodiges journaliers qui s'accomplissaient au milieu d'eux, reprirent de nouvelles forces; que leur importaient désormais les cachots, le gibet, la potence, le feu? Si Dieu était visiblement au milieu d'eux, la suprême gloire, à laquelle ils pouvaient aspirer, n'était-elle pas dans les souffrances supportées pour le saint nom de Jésus? Ils couraient donc aux assemblées, et Bâville lâchait sur eux ses milices et peuplait de nouveaux hôtes les galères royales. Ses bourreaux se lassaient plus tôt de frapper, que leurs victimes de souffrir. Les prophètes étaient héroïques, ils montaient sur l'échafaud et s'étendaient sur la roue, comme sur un lit de roses.

Les inspirés ne l'étaient pas tous également les uns possédaient l'avertissement, les autres le souffle, quelquesuns la prophétie, quelques autres le don, qui était le plus haut degré de l'inspiration; il était le partage de ceux qui se sentaient appelés au ministère de la parole; l'un de ceux qui le possédèrent au plus haut degré était ce jeune laboureur de Vagnas, nommé Daniel Raoul, il ne savait ni lire ni écrire, et cependant jamais un orateur ne posséda 1. Théâtre sacré des Cévennes.

2. Brueys.

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