Page images
PDF
EPUB

églises se reconstituaient en silence, et des caractères forts et énergiques se formaient pour des jours plus rudes encore que ceux par lesquels elles avaient passé.

Parmi les pasteurs qui se distinguèrent dans cette mémorable guerre de plume, il faut placer en première ligne Jurieu.

Pierre Jurieu était né à Mer, le 24 décembre 1637. Il appartenait à une famille qui avait donné plusieurs pasteurs à l'église protestante. On sait peu de chose des premières années de sa vie; il étudia successivement à Šaumur, à Sédan, et visita les universités de Hollande et d'Angleterre; c'est dans ce dernier pays qu'il reçut l'imposition des mains selon le rite anglican. Jusqu'en 1674, il demeura à Mer, où il exerça les fonctions pastorales. A cette époque, il alla à Sédan, où il occupa la chaire d'hébreu et de dogmatique.

Jurieu était extérieurement sans apparence; sa santé était frêle et délicate; mais sous une enveloppe débile, il avait une âme ardente, une persévérance que rien ne pouvait lasser, une volonté que rien ne faisait plier; c'était l'homme des luttes, il en avait l'ardeur, le goût, les passions, les colères.

Pasteur, professeur, écrivain, il ne négligeait aucun des devoirs de l'enseignement et du pastorat; il trouvait le repos dans le travail. Sa plume enfantait des volumes, dont plusieurs ont survécu à l'oubli; il fut avant tout polémiste, parce qu'à cette époque il ne pouvait être autre chose; la foi, qui lui était chère, était attaquée par les hommes éminents du catholicisme romain, Bossuet, Nicole, Arnaud; il entra fièrement dans la lice avec les ressources d'une grande érudition, et d'une habileté à laquelle ses superbes adversaires furent forcés de rendre hommage. Son apologie pour la morale des réformés était, au jugement de Claude, un des plus beaux livres qui eussent paru depuis la réformation. La modération, qui n'en excluait pas la force, le fit même goûter des catholiques romains. Son Préservatif contre un changement de religion fut une réponse forte et solide à l'exposition de la foi catholique de Bossuet.

Les écrits de Jurieu attirèrent sur lui l'attention publique, et, à dater de ce jour, son nom fut mêlé à ceux

des plus grands combattants des deux partis; il en eut l'honneur et les charges. Le clergé lui voua une haine mortelle; c'est ce qui l'empêcha d'aller se fixer à Rouen, où il fut appelé après la suppression de l'école de Sédan (9 juillet 1681). Il se fixa à Rotterdam, où il devint professeur de la célèbre université de cette ville; c'est de là qu'il fit paraître, coup sur coup, tant d'écrits, qu'il lui fallait moins de temps pour les composer, qu'aux réformés pour les lire. Il fut, dans ses Lettres pastorales, le grand journaliste de son temps; pendant trois ans elles se succédèrent sans interruption tous les quinze jours; ces lettres sont polémiques, historiques et politiques; l'ardent pamphlétaire défend ses coreligionnaires contre les écrivains du catholicisme, à la tête desquels était Bossuet; il se sert contre eux, des armes que lui fournissaient la Bible, l'histoire, la philosophie; moins mordant que Du Moulin, il a plus de feu; moins serré que Claude, dans ses arguments, il a plus d'érudition et de ressources dans l'esprit.

Jurieu est l'homme du passé par le dogme qu'il défend contre les hardiesses de Bayle, de l'avenir par ses doctrines politiques. Il se sépare complétement de l'école de Calvin, le droit divin des rois n'existe plus pour lui, il a péri dans les torrents de sang répandus par les Valois et les Bourbons; le cri qu'il pousse sera plus tard répété par Jean-Jacques Rousseau. C'est la souveraineté du peuple qu'il proclame en présence de Louis le Grand; c'est un vieux Frank qui plaide la cause des peuples contre la tyrannie des familles régnantes par la grâce de Dieu. C'était hardi, c'était nouveau.

XV.

Du fond de son exil, Claude, comme Jurieu, remplit l'Europe de ses plaintes, et lança un terrible réquisitoire contre Louis XIV. Après un récit détaillé des horreurs commises au nom d'un Dieu de paix et d'amour, il exprime l'assurance que ce Dieu aura pitié de son peuple injustement opprimé, et termine son écrit par ces énergiques et solennelles paroles:

«Nous protestons contre l'édit du 18 octobre 1685, contenant la révocation de celui de Nantes, comme contre

une manifeste surprise, qui a été faite à la justice de Sa Majesté, et un visible abus de l'autorité et de la puissance royale, l'édit de Nantes étant, de sa nature, inviolable et irrévocable, hors de l'atteinte de toute puissance humaine, fait pour être un traité perpétuel, entre les catholiques romains et nous, une foi publique, une loi fondamentale de l'État que nulle autorité ne peut enfreindre. Nous protestons contre toutes les suites de cette révocation, contre l'extinction de l'exercice de notre religion dans tout le royaume de France, contre les infâmies et cruautés qu'on y exerce sur les corps, en leur refusant la sépulture, en les jetant dans les voiries ou en les traînant ignominieusement sur des claies, contre l'enlèvement des enfants pour les faire instruire dans la religion romaine, et l'ordre aux pères et mères de les faire baptiser par des prêtres, et leur en laisser l'éducation. Nous protestons surtout contre cette impie et détestable pratique qu'on tient à présent en France, de faire dépendre la religion de la volonté d'un roi mortel et corruptible, et de traiter la persévérance en la foi de rébellion et de crime d'Etat, ce qui est faire d'un homme un Dieu, et autoriser l'athéisme qu l'idolatrie. Nous protestons contre la violente et inhumaine détention qu'on fait en France de nos frères, soit dans les prisons ou autrement, pour les empêcher de sortir du royaume et d'aller chercher, ailleurs, la liberté de leurs consciences, car c'est le comble de la violence brutale et de l'iniquité. »1

L'écrit de Claude, qui causa une grande sensation et provoqua une indignation universelle dans tous les États protestants, contribua à amasser, sur la tête de Louis XIV, ces haines qui éclatèrent bientôt après et préparèrent à la Réforme son triomphe définitif dans la Grande-Bretagne, qui devint, dès ce moment, la métropole du protestantisme.

Claude s'occupait de travaux littéraires et montait, de temps en temps, en chaire; sa parole, qui n'avait rien perdu de sa force, s'était adoucie au contact sanctifiant de l'exil; il raisonnait moins et sentait plus. Qui pourrait ne

1. L'écrit de Claude est intitulé: Les plaintes des protestants cruellement opprimés dans le royaume de France.

pas être ému en entendant ce noble vieillard qui, un mois après sa sortie de France, laissait tomber à La Haye, du haut d'une chaire, ces simples et touchantes paroles : <Dieu, disait-il en s'adressant à ses bienfaiteurs, veuille être votre rémunérateur et vous rendre mille et mille fois le bien qu'il vous a mis à cœur de nous faire. Souffrez pourtant que pour nous attirer, de plus en plus, votre affection, nous vous disions à peu près ce que Ruth disait à Noëmi Nous venons ici pour ne faire qu'un même corps avec vous, et comme votre Dieu est notre Dieu, votre peuple sera désormais notre peuple; vos lois seront nos lois, et vos intérêts nos intérêts; où vous vivrez, nous vivrons; où vous mourrez, nous mourrons, et nous serons ensevelis dons vos tombeaux. Aimez-nous donc comme vos frères et vos compatriotes, ayez de la condescendance pour nos faiblesses.»

Claude ne vécut pas longtemps sur la terre d'exil. Le jour de Noël 1686, il précha à La Haye un magnifique sermon, qui édifia ses nombreux auditeurs; il descendit de chaire pour n'y plus remonter. La maladie le coucha sur un lit de douleur: ce fut sa dernière chaire; il y confessa son Sauveur jusqu'au jour de sa mort, qui arriva le 12 janvier 1687.'

XVI.

Parmi les réfugiés se trouvait un homme qui avait un nom célèbre, et qui poussa aussi contre Louis XIV son cri d'indignation: on l'appelait Bayle. Il était né au Carla, dans le comté de Foix, le 18 novembre 1647. De bonne heure, il manifesta un grand goût pour l'étude, voulut tout savoir, tout connaître, tout approfondir. Son père, qui exerçait les fonctions pastorales, l'envoya à l'académie protestante de Puylaurens. Il travailla tant, qu'il tomba dangereusement malade; après sa guérison, il alla à l'université de Toulouse, dirigée par les jésuites; les livres de controverse qu'il avait lus, n'ayant pas satisfait son esprit, naturellement curieux et investigateur, il crut que son église avait fait fausse route, et, au grand désespoir de ses parents, il abjura la religion protestante. Les jésuites se 1. Haag, France protestante, art. Claude.

firent un grand honneur de cette conquête; car le nouveau converti était étudiant en théologie, fils de pasteur, et donnait les plus belles espérances; mais la voie qui l'avait éloigné du protestantisme l'y ramena. La famille de Bayle reçut à bras ouvert l'enfant prodigue; il ne demeura pas longtemps sous le toit paternel, il était relaps; il s'enfuit avec son frère à Genève, où il continua ses études. Il se fit aimer par sa douceur et son affabilité et admirer par ses talents. Malheureusement il n'appliqua que les facultés de son esprit à l'étude des livres saints; ce fut son grand écueil. Il s'y brisa; il eût pu être un grand chrétien, il ne fut qu'un grand sceptique. A cette époque de sa vie, il s'ignorait lui-même, et ce ne fut que peu à peu qu'il perdit la foi dans laquelle il avait été élevé. S'il avait eu l'énergie du cœur comme il avait la hardiesse de l'esprit, il eût évité l'abîme; il eut aussi le malheur de vivre dans un temps de luttes, où le christianisme lui apparut avec un cortége de persécutions d'un côté, et de haines ardentes de l'autre. La ligue fit Montaigne, les controverses du dix-septième siècle firent Bayle.

Nous ne suivrons pas Bayle dans les différentes phases de sa vie; nous le trouvons, en 1681, à Rotterdam, professeur de philosophie, à côté de Jurieu, professeur de théologie, qu'il eut d'abord pour ami, ensuite pour ennemi irréconciliable.

Bayle avait un frère qui avait embrassé les fonctions pastorales. Lors de la retraite des pasteurs, il ne put gagner les frontières et périt, de misère et de douleur, dans les horribles cachots du Château-Trompette à Bordeaux. Au moment où ce serviteur de Jésus-Christ expirait dans les tourments, et que le règne de la terreur était inauguré au milieu des réformés, quelques protestants nouvellement convertis, firent imprimer un panégyrique de Louis XIV'. A sa lecture, Bayle qui pleurait son frère qu'il aimait tendrement, bondit de colère, saisit sa plume et, en traits brûlants, il montra «ce que c'est la France toute catholique sous le règne de Louis le Grand3.» 1. L'écrit était intitulé: La France toute catholique sous le règne de Louis le Grand. p. 106

2. Amsterdam, 1685. 107.

Weiss, Hist. des réfugiés, t. II,

« PreviousContinue »