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ciales préexistent à l'organisation de l'Etat, que le premier devoir de celui-ci est de les respecter, et que ce n'est que parce qu'il les a méconnues et violées que la prospérité et le progrès des nations ont été si souvent et si longtemps compromis et entravés. Il faut bien le reconnaître, ce ne sont pas les individus qui sont faits pour le gouvernement, c'est le gouvernement qui est fait pour les individus (). L'État représente, personnifie, si l'on veut, la société, mais il ne peut l'absorber, pour ainsi dire, en la régissant à son gré et en l'asservissant à ses théories ou à ses caprices. Il ne constitue en réalité que l'un des éléments de la société, ayant sa destination marquée, utile, indispensable, mais restreinte, et dont il ne peut pas outrepasser la limite sans enfreindre la loi de son institution. Dans l'évolution à laquelle il participe, son centre de gravitation et son orbite sont déterminés; s'il en dévie, il trouble nécessairement l'ordonnance du système auquel il se rattache; ce n'est plus un astre qui éclaire et qui féconde, c'est un météore qui, dans sa course désordonnée, sème la confusion, et entrave le libre jeu des lois harmoniques que Dieu a préparées pour le développement et le progrès de l'humanité.

L'immixtion de l'État dans ce qui doit être laissé à l'activité privée ou collective et ce qu'elle peut accomplir mieux et plus économiquement par elle-même que

(') C'est l'idée que saint Thomas d'Aquin exprime en ces termes : Regnum non est propter Regem, sed Rex propter Regnum. (De Reg. principum, lib. III, c. x1.)

par l'intermédiaire ou avec le concours de l'autorité publique, constitue un empiétement sur la liberté des citoyens et par suite annule leur responsabilité; en leur déniant la capacité de juger par eux-mêmes de la nature et de l'étendue de leurs besoins, en leur enlevant le choix des moyens de les satisfaire, l'autorité publique revêt à son tour une responsabilité pesante qui l'expose aux dangers les plus graves. C'est là, je le répète, la cause principale de l'instabilité des gouvernements et des fréquentes révolutions qu'ils subissent. Il en résulte aussi que pour se prémunir contre cette instabilité et ces révolutions, ils sont obligés de s'entourer d'appareils et de mesures de sûreté non moins coûteux qu'oppressifs qui, par une inévitable réaction, entretiennent l'agitation et augmentent le mécontentement. Cet enchaînement est fatal, et il n'y a d'autre moyen d'y échapper que de dégager prudemment le domaine entier de l'activité privée des empiétements du pouvoir dans l'intérêt du pouvoir lui-même.

Le pouvoir, dit M. Fr. Bastiat ('), « sera-t-il pour cela affaibli? Perdra-t-il de sa stabilité parce qu'il aura perdu de son étendue? Aura-t-il moins d'autorité parce qu'il aura moins d'attributions? S'attirera-t-il moins de respect parce qu'il s'attirera moins de plaintes? Sera-t-il davantage le jouet des factions, quand on aura diminué ces budgets énormes et cette influence si convoitée qui sont l'appât des factions? Courra-t-il plus de dangers quand il aura moins de responsabilité ?

(1) Harmonies économiques.

« Il me semble évident, au contraire, que renfermer la force publique dans sa mission unique, mais essentielle, incontestée, bienfaisante, désirée, acceptée de tous, c'est lui concilier le respect et le concours universels. Je ne vois plus alors d'où pourraient venir les oppositions systématiques, les luttes parlementaires, les insurrections des rues, les révolutions, les péripéties, les factions, les illusions, les prétentions de tous à gouverner sous toutes les formes, ces systèmes aussi dangereux qu'absurdes qui enseignent au peuple à tout attendre du gouvernement, cette diplomatie compromettante, ces guerres toujours en perspective ou ces paix armées presque aussi funestes, ces taxes écrasantes et impossibles à à répartir équitablement, cette immixtion absorbante et si peu naturelle de la politique en toutes choses, ces grands déplacements factices de capital et de travail, sources de frottements inutiles, de fluctuations, de crises et de chômages. Toutes ces causes, et mille autres, de troubles, d'irritation, de désaffection, de convoitise et de désordre n'auraient plus de raison d'être, et les dépositaires du pouvoir, au lieu de la troubler, concourraient à l'universelle harmonie, harmonie qui n'exclut pas le mal, mais ne lui laisse que la place de plus en plus restreinte que lui font l'ignorance et la perversité de notre faible nature, que sa mission est de prévenir ou de châtier.»

Mais, demandera-t-on que deviennent les services publics, les attributions nombreuses, délicates et compliquées que les lois confèrent au gouvernement, dans ce système restrictif et en présence de l'espèce d'abdication dont on proclame la nécessité?— Ces lois, évidemment, il faut les réformer, et n'y aura vraiment pas grand dommage de porter la lumière dans le dédale où les plus habiles même courent à

à chaque instant risque de s'égarer. On comprend qu'à une époque où rien n'était organisé, où les individus n'avaient conscience ni de leurs droits ni de leurs devoirs, où la liberté enveloppée de ténèbres laissait le champ libre à la force et à l'arbitraire, où il n'y avait de sécurité ni pour les hommes ni pour les choses, on comprend, dis-je, que l'autorité publique, contrainte par la nécessité, ait pris les rênes du char social pour essayer de le diriger loin de l'abîme où il courait se précipiter. Ces temps heureusement sont écoulés, et l'évocation des abus et des dangers d'un autre âge n'est plus qu'une vaine menace contre la liberté et l'arme usée d'un despotisme qui s'éteint. Les peuples, élevés par l'expérience à un degré de civilisation plus avancée, ont acquis, avec le sentiment de leur force et de leur dignité, une notion plus claire et plus positive de leurs intérêts. Ils ont appris à agir par eux-mêmes, et le régime qui pouvait leur convenir il y a cent ou deux cents ans leur est devenu désormais insupportable. Qu'il faille cependant ne pas rompre les liens qui rattachent le présent au passé et ménager la transition entre l'ordre ancien et l'ordre nouveau, nul ne le conteste; mais tout en tenant compte de cette nécessité, il importe que le pouvoir se plie aux exigences nouvelles, qu'il se dégage peu à peu de celles de ses attributions devenues superflues, et prépare lui-même l'œuvre de transformation à laquelle tout le convie.

« Dans plusieurs pays, » dit M. Stuart Mill ('), « les peu(1) Principes d'économie politique, t. II.

ples ne savent faire par cux-mêmes rien qui exige de grandes ressources et une association d'efforts: tout ce qui demande ces deux conditions n'y est pas fait, si l'État ne le fait. En ces cas le gouvernement ne peut mieux témoigner de la siucérité avec laquelle il se propose d'ètre le plus utile qu'il peut à ses sujets, qu'en exécutant les travaux que la faiblesse de ceux-ci laisse à sa charge, de manière à ne pas augmenter et perpétuer cette faiblesse, mais plutôt de manière à la corriger. Un bon gouvernement donnera son aide sous une forme telle qu'il encouragera et alimentera tout commencement d'effort individuel qui semblera se produire. Il apportera beaucoup de soin à éloigner ce qui peut faire obstacle aux entreprises particulières ou les décourager, et à leur donner toutes les facilités, tous les conseils, tous les secours qui leur sont nécessaires; ses ressources pécuniaires seront employées, lorsqu'il le pourra, plutôt à venir en aide aux efforts particuliers qu'à leur faire concurrence, et il mettra en œuvre tout le mécanisme des récompenses et des honneurs pour provoquer des efforts semblables. Les secours du gouvernement, lorsqu'ils sont appliqués à défaut d'esprit d'entreprise de la part des particuliers, devraient être accordés de manière à présenter autant que possible un cours d'enseignement dans l'art d'accomplir de grandes choses au moyen de l'énergie individuelle et de l'association volontaire. »

C'est à cette sorte d'émancipation graduelle qu'il faut tendre sans cesse et cesse et que les gouvernements doivent s'appliquer avec une prudente sollicitude. Qu'on en soit convaincu, lorsque les dépositaires de l'autorité publique se mêleront de moins d'affaires, les particuliers les prendront plus à cœur; là où les besoins sont bien constatés, il n'y a pas de crainte qu'ils restent sans satisfaction. On hésitera peut-être

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