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pour lui créer, sous le nom de patrie, une étroite pri

son. »

On a beaucoup et longtemps discuté la question de la forme extérieure des gouvernements, et cette discussion est encore loin d'être close. M. Odilon Barrot (') observe avec raison que si l'on pénétrait plus avant, « si l'on classait les gouvernements, non selon leur forme, mais selon leur essence, on arriverait à reconnaître que cette célèbre classification des gouvernements monarchique, aristocratique et républicaine, ne répond qu'à des accidents de la vie des peuples, mais non aux conditions élémentaires des sociétés, et que, dans la réalité, il n'existe que deux espèces de gouvernements, quelles que soient d'ailleurs leurs formes extrinsèques : les gouvernements qui absorbent les forces individuelles et ceux qui leur laissent, au contraire, la plus libre expansion; les gouvernements qui ont la prétention de tout gouverner et ceux qui abandonnent beaucoup de choses à la spontanéité individuelle, et et que Anglais, par cette raison, ont appelé, à juste titre, selfgovernment. »

les

L'État vaut à la longue ce que valent les individus qui le composent, en raison du caractère qu'il leur a lui-même imprimé. Un gouvernement qui préfère au développement de l'esprit, à l'élévation de l'âme des citoyens, je ne dis pas la bassesse, mais un peu plus d'habileté administrative, ou cette apparence d'habileté

(1) De la Centralisation et de ses effets.

que donne la pratique des détails dans les affaires; un gouvernement qui rapetisse les hommes pour qu'ils soient dans ses mains des instruments plus dociles, fût-ce pour le bien, trouvera promptement qu'avec de petits hommes on ne peut faire des choses réellement grandes, et que cette perfection du mécanisme auquel il a tout sacrifié finit par ne servir à rien, faute de la puissance vitale qui a été détruite pour que la machine marche plus aisément (').

(1) J.-S. MILL, la Liberté.

V.

Preuves puisées dans l'histoire.

Si je consulte l'histoire, j'y trouve, pour ainsi dire à chaque page, la confirmation de ces vérités. Dans l'antiquité comme dans les temps modernes, à l'occident comme à l'orient, la force et la vitalité des sociétés grandissent ou s'affaiblissent, selon que les facultés et les droits de l'individu y sont respectés ou étouffés par le pouvoir central ('). La liberté suit invariablement les phases du gouvernement; elle augmente ou diminue à mesure que les attributions et l'action gouvernementales se restreignent ou s'accroissent. Ce thermomètre est infaillible, et chacun de ses degrés marque un progrès ou une déchéance.

(+) ODILON BARROT, loco citato.

MISSION DE L'ETAT, SES RÈGLES, ETC.

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C'est l'excès de gouvernement, l'absorption de l'individu par l'État, qui a entraîné la décadence et la chute des républiques grecques et de l'empire romain; la tête abattue, le corps est resté passif et inerte. Il a fallu pour le ranimer qu'à l'idée païenne de l'omnipotence de l'État vint se substituer l'idée chrétienne proclamant l'avènement et le respect de la personnalité humaine. L'individu, qui était ou souverain ou esclave, revêt désormais sa véritable nature, il redevient homme avant tout. Le christianisme lui apporte la délivrance. Les chrétiens, après avoir été traînés dans le cirque et immolés sur l'autel de l'État comme ennemis de César, élèvent à leur tour l'étendard triomphant de la croix sous lequel viennent s'abriter, dans un esprit de fraternité, les peuples divers partagés jusque-là en vainqueurs et vaincus L'invasion des barbares infuse un sang plus jeune et plus pur dans la société énervée, expirante, et du sein du cataclysme où s'engloutit le vieux monde surgit un monde nouveau : la liberté a vaincu le césarisme personnifié dans l'État.

D'âge en âge et partout sur la surface du globe les mêmes évolutions se reproduisent sous l'influence des mêmes causes pour aboutir aux mêmes résultats. L'abaissement et la ruine des antiques empires de l'Asie et de l'Amérique, la conquête de l'Inde, la lutte suprême où se débat la Chine, l'affaissement de la Turquie, proclament également l'impuissance de ce fatal régime où l'État accapare toutes les fonctions, absorbe toutes les forces sociales, et régit l'humanité comme un

troupeau aveugle qui n'existe que par et pour son pas

leur.

Les nations plus policées de l'Europe subissent les mêmes péripéties. L'Angleterre n'échappe au despotisme qu'en circonscrivant le pouvoir de l'État dans un cercle de plus en plus étroit, et, sentinelle vigilante, en veillant d'un œil jaloux au maintien de toutes les libertés. En France, quelle a été l'issue de ce long et patient travail de l'unité de la monarchie? L'exagération de la notion de l'État n'a fait que précipiter sa ruine, et lorsque Louis XIV prononçait ces mots : L'État c'est moi, il découvrait la royauté et dictait fatalement l'arrêt de déchéance de sa dynastie. La monarchie française, qui avait mis des siècles à dissoudre toutes les forces résistantes de la société et à faire le vide autour d'elle, ne trouva plus d'appui au jour de la tempête; elle périt l'excès même de son triomphe (').

par

La révolution de 1789, si riche de promesses et d'espérances, dans son impatience à jeter les hommes et les choses dans un moule nouveau et uniforme et à les y faire entrer de force, a compromis à son tour son œuvre au début; en subordonnant et en sacrifiant l'individu à l'État, le citoyen à la patrie, et en voulant fortifier et consolider l'unité nationale par la compression la plus impitoyable (2), elle a opéré sans

(1) ODILON BARROT, De la Centralisation, p. 47.

(") Telle est la force de la vérité qu'elle est parfois hautement proclamée par ceux mêmes qui la renient par leurs actes. C'est ainsi

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