Page images
PDF
EPUB

question étrangère à mes études habituelles, mais dont, depuis quelque temps surtout, je comprends la haute signification. En présence des événements qui se déroulent sous nos yeux, de la lutte engagée entre les gouvernements et les peuples, des querelles vaines ou sanglantes qui divisent les hommes, de l'instabilité des institutions, des révolutions déclarées ou latentes, de la perpétuelle oscillation entre l'excès et l'abus de l'autorité et de la liberté, il est du devoir des bons citoyens de remonter aux causes de ces graves perturbations et de rechercher les moyens d'y mettre un terme. Le danger, je le vois en grande partie dans l'idée erronée que l'on se fait de l'État, dans sa constitution vicieuse; le remède, dans la fixation et la reconnaissance des droits respectifs de l'individu et de la société, des citoyens et des gouvernements. Ce n'est qu'après avoir concilié ces deux termes et harmonisé ces deux éléments, en traçant, autant que faire se peut, la ligne de démarcation qui les sépare et en montrant le lien qui les unit, que la liberté véritable trouvera son assise et sa garantie, et que s'ouvrira pour l'humanité une ère nouvelle de paix, de bien-être et de progrès.

Je n'ai pas d'ailleurs la prétention d'écrire un traité ou d'élaborer un mémoire; réduit à des proportions plus modestes, mon travail n'est qu'une sorte d'étude,

un exposé sommaire des principes qui me paraissent devoir présider à la constitution et à l'action de l'État dans les pays civilisés. J'ai pu dès lors glisser rapidement sur les données historiques du problème, et m'abstenir de passer en revue la filiation et l'enchaînement successif des idées dont je me borne à présenter la formule moderne et pratique. Cette explication répond d'avance à certaines critiques, et donne la raison des lacunes que l'on pourra remarquer dans l'espèce de résumé que je soumets à l'appréciation bienveillante de mes lecteurs.

I.

Diversité et incertitude des principes sur la nature et le but de l'État. - Revue sommaire des théories proposées à ce sujet.

Le fait qui me frappe tout d'abord, c'est l'absence de fixité et d'uniformité dans les principes qui devraient présider à l'institution de l'État. Chaque nation civilisée possède un gouvernement sous une forme quelconque, monarchique, républicaine, despotique, aristocratique ou démocratique, sans qu'on puisse se rendre compte avec quelque certitude du fondement sur lequel il repose et de la mission qu'il a à remplir. Les pouvoirs politiques sont déterminés d'une manière plus ou moins positive, leur agencement est plus ou moins rationnel, leur balance et leurs contre-poids sont combinés avec

plus ou moins d'habileté, mais la pensée qui devrait animer cet organisme et lui imprimer la direction est vague et douteuse; elle échappe à toute définition précise. Si les gouvernants s'accommodent assez bien de cette sorte d'élasticité qui leur permet de s'étendre ou de se replier à volonté et d'agir selon les circonstances, les gouvernés et la société en général en éprouvent un véritable dommage.

Ce ne sont pas cependant les théories qui font défaut; elles ne sont que trop nombreuses au contraire, et leur multiplicité et leurs divergences, en entretenant la confusion, rendent plus inextricable encore le dédale où les esprits les plus exercés s'égarent en l'absence du fil conducteur qui pourrait faciliter leurs recherches. Les nombreux traités sur le droit naturel et le droit public témoignent, par leurs contradictions, de la diversité des points de vue où se sont placés leurs auteurs, et l'on y chercherait vainement la solution pratique et identique des questions que soulève l'examen du but et des limites de l'action de l'État.

Selon les uns, l'État personnifie et absorbe pour ainsi dire la société ; il est tout et l'homme n'est rien qu'un instrument accessoire, un rouage aveugle d'un vaste et puissant mécanisme. C'est la théorie païenne, qui s'est perpétuée chez les nations encore soumises à l'absolutisme.

Selon les autres, l'État n'est qu'un serviteur, une sorte d'agent subalterne, sans autre mission que de maintenir l'ordre extérieur et la police sociale. C'est la

théorie qu'essaye de faire prévaloir une certaine école d'économistes pour laquelle la maxime du laisser faire et du laisser passer suffit pour régler tous les rapports

sociaux.

Entre ces deux doctrines extrêmes viennent se ranger les théories moins exclusives qui envisagent l'homme, la société et l'État sous des aspects plus rationnels, en cherchant à préciser leur but respectif et leurs relations nécessaires.

Platon établit comme base de l'organisation de l'État la justice, c'est-à-dire la coordination de tous les efforts individuels et sociaux pour l'obtention et la réalisation du bien, le lien harmonique qui enlace toutes les vertus particulières prescrites par la morale. L'État doit être organisé sur le modèle de l'homme, poursuivre le même but et reproduire, dans les diverses classes de citoyens, les principales facultés dont l'âme est douée et les vertus qui y correspondent. Ainsi les philosophes qui doivent régner représentent la raison; les guerriers, le cœur et le courage; les artisans, les désirs et les besoins sensibles qu'ils sont destinés à satisfaire. Dans la République, Platon, suivant la tendance panthéiste de sa philosophie, recommande une égalité et une communauté aussi complètes que possible, l'égalité des sexes, la communauté des biens et des femmes. pour les classes supérieures qui se sont élevées à ces hautes conceptions. Dans cette théorie, ce n'est pas l'État de Sparte que le philosophe athénien prend pour modèle, c'est plutôt le système indien et égyptien des

« PreviousContinue »