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tout extérieure, la réglementation devienne minutieuse et vexatoire, au risque d'accabler le pouvoir du poids de mille griefs gratuitement encourus. D'ailleurs l'administration ne doit être chargée que de ce qu'elle seule peut faire, ou tout au moins de ce qu'elle fait mieux que tout autre. Son activité n'est pas toujours assez stimulée par un intérêt direct pour suffire à tout. Elle a ses préjugés et ses routines; son privilége peut devenir un obstacle aux nouveautés et aux perfectionnements qui sont plutôt le fait des individus que de l'État. Enfin les choses fussent-elles aussi bien faites par lui que par eux, le fussent-elles mieux encore, si elles le sont assez bien par la société libre, qu'on lui en laisse le soin et l'honneur. Ménagez aussi les forces du gouvernement. Le public qui attend trop de lui peut devenir un public difficile. Il impose et reproche tout au pouvoir; il ne l'aide en rien, il ne le supplée jamais. Docile par paresse, injuste par ignorance, exigeant par habitude, dénigrant par oisiveté, il est tout à la fois servile et mécontent; habitué peu à peu pas répondre de lui-même, à n'être pour rien dans ses affaires, il les abandonne à qui le veut et s'en venge par en médire. C'est un automate ennemi. Ainsi déchargé de tout devoir public autre qu'une passive obéissance, il s'assouplit également au despotisme et aux révolutions...

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« On pourrait comparer un gouvernement qui veut se charger de tout à un professeur qui ferait tous les devoirs de ses élèves pour qu'ils fussent mieux faits. Il pourrait leur être fort agréable et ne leur apprendrait rien. Un despotisme universel spécule aussi sur la paresse du public. Les prétextes, même les raisons ne lui manquent pas..... »

M. Stuart Mill fait aussi ressortir avec de vives couleurs les inconvénients et les abus d'une centralisation excessive.

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« Une population, dit-il ('), « qui n'a pas l'habitude d'agir spontanément dans un intérêt collectif, qui attend de son gouvernement des ordres ou une direction dans toutes les questions d'intérêt public, qui attend l'impulsion du gouvernement sur tout ce qui n'est pas affaire d'habitude et de routine, ne jouit que de la moitié de ses facultés : son éducation est défectueuse dans une de ses branches les plus importantes.

< ..... Il importe, au plus haut degré, que toutes les classes de la société, celle qui est au dernier rang y comprise, aient beaucoup à faire pour et par elles-mêmes, qu'on demande autant qu'on puisse demander à leur intelligence et à leur courage; que non-seulement le gouvernement laisse à leurs propres facultés le soin d'administrer tout ce qui les intéresse exclusivement, mais encore qu'il les laisse libres, ou plutôt qu'il les encourage à gérer autant que possible leurs intérêts collectifs par l'association de leurs efforts : car la discussion et l'administration des intérêts collectifs est la grande école du patriotisme, et la source de cette intelligence des affaires publiques qui a toujours été le trait distinctif des peuples libres.

Une constitution démocratique, lorsqu'elle n'est pas soutenue dans ses détails par des institutions démocratiques, mais seulement appliquée au gouvernement central, nonseulement n'est pas la liberté politique, mais elle crée souvent un esprit public contraire à cette liberté, en faisant descendre jusqu'aux derniers rangs de la société l'envie de dominer.

Dans quelques pays le peuple désire qu'on ne le tyrannise pas, dans d'autres, il veut que chacun ait une égale chance d'exercer la tyrannie sur les autres. Malheureuse

(1) Principes d'économie politique, tome II.

ment cette dernière espèce de désirs est aussi naturelle à l'humanité que la première, et on en voit plus d'exemples, même chez les hommes civilisés. A mesure que le peuple s'accoutume à administrer ses affaires lui-même, au lieu de les laisser administrer à son gouvernement, il désire plutôt de repousser la tyrannie que de tyranniser. Au contraire, lorsque l'initiative et la direction réelles appartiennent au gouvernement, et que les individus agissent exclusivement sous son contrôle et se sentent soumis perpétuellement à sa tutelle, les institutions même les plus populaires développent chez eux, non l'amour de la liberté, mais l'appétit démesuré des places et du pouvoir : l'intelligence et l'activité du pays sont alors détournées de leur principal objet et dirigées vers une misérable concurrence pour les appointements et les petites vanités des fonctions publiques. »

Un écrivain français d'une haute distinction, dont la perte récente a excité d'universels regrets, M. A. de Tocqueville, a émis le même jugement sur l'avenir des sociétés démocratiques où la concentration du pouvoir conduit par une pente presque irrésistible au triomphe de l'absolutisme. Les individus y sont isolés et retirés en eux-mêmes; le soin de leurs intérêts privés les détourne du soin de la chose publique; leur faiblesse, leur goût pour l'uniformité, leur défiance des supério– rités intellectuelles ou sociales, les portent à solliciter sans cesse la protection et l'intervention du pouvoir central ainsi s'élève, au milieu de l'abaissement des citoyens, l'omnipotence de l'État, chaque jour accrue de ce qu'elle arrache à l'impuissance individuelle. M. de Tocqueville ne s'est pas borné à montrer que le despotisme

triompherait aisément d'une nation qui, dans sa vie privée comme dans sa vie publique, se serait ainsi soumise à l'humiliante tutelle du pouvoir; il a décrit par avance le caractère et les effets de ce despotisme des temps nouveaux : ce n'est plus la tyrannie que les siècles passés ont connue; l'oppression y est moins violente, mais la servitude y est plus abjecte. « Le souverain ne tyrannise point. » dit M. de Tocqueville ('), «< il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux dont le gouvernement est le berger. >>

Dans son discours de réception à l'Académie fran çaise (2), le R. P. Lacordaire a tracé à larges traits le parallèle entre l'esprit de la démocratie américaine et l'esprit de la démocratie qui tend à dominer en Europe; s'inspirant de la pensée de l'homme illustre dont il résumait les travaux, il a stigmatisé à son tour ce socialisme politique qui absorbe le citoyen dans l'État et sacrific la liberté sur l'autel d'une trompeuse égalité.

« L'Américain venu d'une terre où l'aristocratie de naissance eut toujours une part considérable dans les affaires publiques, a rejeté de ses institutions la noblesse héréditaire, et réservé au mérite personnel l'honneur de gouverner. Mais, tout en étant passionné pour l'égalité des conditions, soit qu'il la considère au point de vue de Dieu, soit qu'il la

(') La Démocratie en Amérique, tome IV, p. 345, 2e édit. le Correspondant du 25 décembre 1860.

(2) Le 26 janvier 1861.

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juge au point de vue de l'homme, il n'estime pas la liberté d'un moindre prix, et si l'occasion se présentait de choisir entre l'une et l'autre, il ferait comme la mère du jugement de Salomon, il dirait à Dieu et au monde Ne les séparez pas, car leur vie n'en fait qu'une dans mon âme, et je mourrai le jour où l'une mourra. Le démocrate européen ne l'entend pas ainsi. A ses yeux, l'égalité est la grande et suprême loi, celle qui prévaut sur toutes les autres et à quoi tout doit être sacrifié. L'égalité dans la servitude lui paraît préférable à une liberté soutenue par la hiérarchie des rangs. Il aime micux Tibère commandant à une multitude qui n'a plus de droits et de plus nom que le peuple romain gouverné par un patriciat séculaire et recevant de lui l'impulsion qui le fait libre avec le frein qui le rend fort.

« L'Américain ne laisse rien de lui-même à la merci d'un pouvoir arbitraire. Il entend qu'à commencer par son âme, tout soit libre de ce qui lui appartient et de ce qui l'entoure, famille, commune, province, association pour les lettres ou pour les sciences, pour le culte de son Dieu ou le bien-être de son corps. Le démocrate européen, idolâtre de ce qu'il appelle l'État, prend l'homme dès son berceau pour l'offrir en holocauste à la toute-puissance publique. Il professe que l'enfant, avant d'être la chose de la famille, est la chose de la cité, et que la cité, c'est-à-dire le peuple représenté par ceux qui le gouvernent, a le droit de former son intelligence sur un modèle uniforme et légal. Il professe que la commune, la province et toute association, même la plus indifférente, dépendent de l'État, et ne peuvent ni agir, ni parler, ni vendre, ni acheter, ni exister enfin sans l'intervention de l'État et dans la mesure déterminée par lui, faisant ainsi de la servitude civile la plus absolue le vestibule et le fondement de la liberté politique. L'Américain ne donne à l'unité de la patrie que juste ce qu'il lui faut pour être un corps; le démocrate européen opprime tout l'homme

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