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sité même qui constitue sa légitimité et doit déterminer l'ordre et la mesure de son organisation. L'homme sans la société est impuissant, et la société sans autre frein et sans autre guide que sa raison et sa vertu est une chimère. Si l'État pouvait être supprimé il n'existerait plus que la licence et l'anarchie, et pour leur échapper il n'y aurait d'autre moyen que de restaurer l'État. Ce serait tourner dans un cercle vicieux. L'individualisme, qu'il ne faut pas confondre avec l'individualité ('), est inséparable de l'égoïsme. Là où il n'y a en présence que des intérêts égoïstes, il y a combat perpétuel, déchirement. L'État seul peut prévenir ou arrêter ce dangereux conflit, car seul il représente l'intérêt général, c'est-à-dire l'entente et l'harmonie pour réalisation du plus grand bien de tous et de

chacun.

M. Edouard Laboulaye (2) a parfaitement défini sa mission à cet égard, en même temps qu'il marque la limite qu'il lui est interdit de franchir.

« La fin de l'État, c'est la protection des intérêts moraux et matériels de tous les citoyens. Le maintien de l'État est donc la première garantie de la liberté; sans lui, point de sécurité.

« Pour défendre au dehors l'indépendance nationale, pour protéger au dedans les droits de chacun, il faut à l'État une

(') Individualisme: Système d'isolement dans les études, dans les travaux, dans l'existence. L'individualisme est le contraire de l'esprit de sociabilité, d'association. — Individualité : Ce qui constitue l'individu, ce qui fait qu'il a une existence distincte.

(") Revue nationale.

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force considérable. Or, il n'y a de force que là où on réunit les moyens et la volonté. Mais avec la multiplication et la complication des éléments dont se compose la civilisation moderne, le temps des héros qui voient et font tout par eux-mêmes est passé; aujourd'hui il n'y a qu'une organisation, un système qui puisse donner l'unité de moyens et de volonté, c'est la centralisation. Pour que l'État remplisse la fonction que personne ne lui dispute, il faut donc qu'il repose sur une centralisation énergique.

« Seulement cette centralisation a ses limites, elle ne comprend pas tout. Quelles sont ces limites? Celles mêmes de l'action légitime de l'État. Le problème est identique. L'État n'est pas la société, ni l'individu ; par conséquent il y a une vie sociale et individuelle qui n'est pas de son ressort; mais partout où l'État doit agir, il faut qu'il ait le dernier mot. Son pouvoir doit être absolu, ou, sous un autre nom, centralisé. Imperium nisi unum sit, esse nullum potest, dit déjà Scipion dans la République de Cicéron (').

Pour donner à l'État,» ajoute M. Laboulaye, le plus haut degré de puissance, il faut ne le charger que de ce qu'il doit faire nécessairement; autrement, c'est employer la force de tous à paralyser l'énergie de chacun, et détruire ce que l'on croit élever. De là l'idée de déterminer les limites naturelles de l'État et de l'y renfermer. Représentant de la nationalité et de la justice, l'État est ce qu'il y a de plus grand et de plus saint parmi les institutions humaines; c'est la forme visible de la patrie. Jeté hors de son domaine, il est malfaisant, ruineux et faible; rien ne l'arrête, il est vrai, mais rien ne le soutient.

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Il est beau de présenter au monde un pays riche et industrieux, une armée héroïque, une marine puissante, des villes embellies, des monuments splendides; mais il y a

(') De Rep. I, 38, 60.

quelque chose de plus admirable et de plus grand que toutes ces merveilles, c'est la force qui les produit. Cette force, qu'on ne peut trop ménager (c'est là tout le secret de la politique), cette force que trop de gouvernements méconnaissent et négligent, c'est l'individu, et s'il est une vérité que la science démontre et que l'histoire nous crie, c'est qu'en religion, en morale, en politique, en industrie, dans les sciences, dans les lettres, dans les arts, l'individu n'est rien que par la liberté. ›

De cette double notion et de ce partage nécessaire entre l'État et l'individu découlent des conséquences auxquelles on ne peut échapper. Le domaine de l'un et de l'autre est strictement circonscrit. En dé

passant les bornes que lui assignent l'intérêt social et l'intérêt individuel, l'État compromet son principe, manque à sa mission et perd sa force bienfaisante. S'il exerce à certains égards une véritable tutelle, cette tutelle ne présuppose pas une éternelle minorité; elle ne constitue pas une sorte de servage; en voulant absorber toutes les forces et toutes les volontés, elle aboutit à l'arbitraire.

L'État, la patrie, l'intérêt public, la loi, tout cela est grand et respectable, mais le droit de l'individu ne l'est pas moins. L'individu est en effet l'élément primordial, le pivot de toutes ces choses. La loi, la société, l'État, la patrie n'existent et ne peuvent exister que par et pour les individus; la préservation, le bien, l'élévation de la créature humaine, tel est leur objet essentiel. Mérite, dignité, moralité, liberté, tout ce qu'il y a de

saint et d'auguste, où le trouver sur la terre hors de l'être qui seul en a la conscience, et qui, par là même, seul les possède et les représente ici-bas? L'homme est le droit vivant; créé à l'image de Dieu, il porte le sceau indélébile de sa divine origine, et nulle institution œuvre d'autres hommes ne peut méconnaître sa nature et ses attributs, les rabaisser ou les violer sans perdre en même temps sa légitimité et devenir un instrument de tyrannie.

Ce droit naturel et supérieur de l'individu dans la société et vis-à-vis de l'État, voici comment le définit le publiciste éminent que je viens de citer :

« Il y a pour chacun de nous un domaine réservé où la société ne peut entrer sans injustice; c'est toute cette part de notre vie qui ne touche que nous-mêmes, et qui ne touche les autres qu'indirectement. Voilà l'empire de la liberté. Rien ne doit donc entraver la conscience ni la pensée, qui sont choses personnelles; rien ne doit empêcher un homme d'exprimer ses opinions sur toute espèce de sujet; rien ne doit s'opposer à ce que chacun choisisse à son gré sa profession, et règle sa vie comme il l'entend; rien non plus ne doit arrêter un citoyen qui veut s'associer à d'autres citoyens pour jouir en commun de ces libertés individuelles. Que certaines personnes, que la majorité même de la société trouve notre conduite sotte, perverse, dangereuse, il n'importe; aussi longtemps que nous n'empiétons pas sur la liberté d'autrui, chacun a le droit de nous blâmer, mais nul n'a le droit de nous dire : Tu feras ou tu ne feras point cela.

« Quelle que soit la forme du gouvernement, toute société qui ne respecte pas ces libertés n'est pas une société libre; aucune société n'est entièrement libre si ces libertés n'y sont

absolues et sans condition. Poursuivre notre propre bien par la voie qu'il nous plaît de choisir, et n'avoir rien à craindre tant que nous n'envahissons pas le domaine d'autrui, voilà la scule liberté qui mérite ce nom. Tout le reste est un vain simulacre, bon pour amuser ceux qui se payent de mots. »

L'État, le gouvernement doit donc être constitué, organisé en vue de l'individu pour le mettre à même d'accomplir librement sa destinée terrestre et de développer toutes les facultés dont l'a doué le Créateur.

« La société et tout ce qu'elle comporte, » dit M. de Rémusat (1), « n'aurait aucune valeur, aucun but, aucune raison d'exister, si, au lieu de servir à soutenir et à relever l'individu, cet ordre si compliqué n'aboutissait qu'à l'annihiler, le dégrader, si l'individu n'y trouvait pas au contraire un champ pour déployer toute l'énergie et toute la dignité de sa nature. Que par impossible une société constituée dût faire les plus grandes choses du monde dans la guerre, dans l'administration, dans les arts, en réduisant les personnes à la condition des races esclaves, qui voudrait de ses gloires et de ses pompes à ce prix, et qui ne trouverait que le but a été sacrifié au moyen?.....

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Et plus loin il ajoute :

«La centralisation a pour limite ce qui est dû à la liberté personnelle. Le droit de l'individu est au-dessus de son bonheur; une tutelle qui le rendrait heureux aux dépens de sa responsabilité ne serait au fond qu'une oppression séduisante. L'intérêt de l'autorité elle-même ne permet pas que, dans une intention protectrice et par amour d'une régularité

(1) Loco citato.

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