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communs. Là, au contraire, où l'État s'empare de tout et aspire à tout diriger et à tout gouverner, il soulève de toutes parts les mécontentements et les résistances; au lieu de se maintenir dans sa sphère élevée comme le modérateur et le protecteur des intérêts généraux, en descendant dans l'arène où s'agitent les petites passions et les petites affaires de chaque jour, il se met en conflit direct avec les populations et compromet le pouvoir dont il est revêtu. Le peuple, désaccoutumé d'agir par et pour lui-même, étranger à ce qui constitue la vie. politique, ne considère les devoirs civiques que comme un fardeau dont il s'ingénie à alléger la pesanteur; il recherche toutes sortes d'expédients pour réduire ses contributions, se soustraire au service militaire et aux autres services publics, frauder les droits de douane, dérouter la police et briser les liens incommodes dont il se sent enlacé. Notre ennemi est notre maître, et l'on agit envers l'État comme on agirait envers une puissance hostile qu'à défaut de la force on combat par la ruse. Si la moralité et l'esprit national s'affaiblissent et se perdent dans cette lutte sourde et persistante, à qui la faute? Comment empêcher que l'opinion vulgaire, c'est-à-dire celle du plus grand nombre, confondant l'État avec la patrie, ne reporte sur celle-ci la désaffection que lui inspire celui-là? La centralisation tue le patriotisme en en tarissant la source et en la privant de son aliment nécessaire, la libre action des citoyens.

C'est enfin aux idées de centralisation exagérée qu'il

faut attribuer ce mouvement d'annexionisme, cette tendance au remaniement et à la reconstitution des nationalités () qui forment l'un des traits distinctifs de la

(1) On a beaucoup abusé, depuis quelque temps, de ce grand mot : nationalité. Qu'exprime-t-il en effet? Quelle est sa définition rationnelle? Selon les uns, la nationalité réside dans l'origine ou la race commune; selon les autres, dans l'identité du langage; ceux-ci la circonscrivent dans certaines limites géographiques déterminées par des lignes fluviales ou des chaînes de montagnes : c'est le système des limites naturelles; ceux-là l'étendent en raison des conquêtes, des annexions, des traités de cession ou de partage : c'est le système des limites conventionnelles. D'autres lui donnent pour fondement les antiques traditions; d'autres, enfin, la volonté manifestée par les populations de se réunir ou de se séparer par groupes plus ou moins considérables, selon leurs affinités ou leurs répulsions, leurs mœurs, leurs usages, leurs intérêts. Ces idées si diverses aboutissent aux difficultés les plus graves, à la confusion la plus inextricable; leur application plus ou moins large peut conduire soit à la constitution de quelques grands États qui absorbent tous les autres, soit au morcellement infini des États existants. En évoquant ce principe sans y attacher tout d'abord une définition bien précise et susceptible d'être acceptée par tous comme l'expression du droit et de la vérité, on a ouvert l'outre des tempêtes et déchaîné sur le monde le démon des révolutions et des bouleversements; toute garantie de sécurité et de paix disparaît; nul peuple, nul gouvernement n'est assuré du lendemain. Lorsque l'on considère en effet la constitution des divers États européens, il n'en est pas un, pas un seul qui, en vertu des théories que l'on voudrait faire prévaloir, ne devrait subir un remaniement plus ou moins profond selon la base qui serait adoptée. Ainsi, pour ne parler que de la Belgique, l'application du système des limites naturelles l'efface complétement de la carte de l'Europe; celle du système de l'origine et des langues, la divise en attribuant telle partie à la France et telle autre partie à la Hollande ou à l'Allemagne. Grâce à l'élasticité de ce mot magique de nationalité, on a un prétexte tout trouvé pour détruire l'indépendance des petites nations, on peut couvrir l'abus de la force, donner une apparence de justice à l'agression du fort contre le faible, et fouler aux pieds les droits des peuples au profit de l'ambition d'un conqué

politique actuelle. On veut des nations qui aient de la force et de la grandeur, et l'on sacrifie à cet avantage douteux ce qui constitue véritablement le fondement de leur liberté et de leur bien-être, l'autonomie des petites nationalités appuyée sur les franchises provinciales et communales, et consacrées par l'expérience et la tradition. Les agglomérations considérables exigent en

rant ou de l'orgueil d'une nation dont la puissance militaire défie toute résistance. Oui, il y a des nationalités réelles, vivaces, persistantes, qui ont leurs racines dans les siècles, qui luttent ou espèrent, en faveur desquelles s'élèvent le sang des martyrs et le cri de la justice et de l'humanité : ce sont celles qui protestent sans se lasser contre la conquête et l'abus inique de la force. Ces nationalités se reconstitueront quoi que l'on fasse, au jour fixé par Dieu. Mais que signifient ces nationalités vagues, indécises, qui n'invoquent d'autre motif que certaines identités de mœurs, d'usages, de langue, qui ne reposent sur d'autre fondement que certains accidents de territoire, qui n'ont d'autre droit que la volonté vacillante et variable de telle fraction du peuple ou de tel parti politique? Autant les unes sont vraies et respectables, autant les autres sont problématiques et contestables. Mieux on comprendra ce qui constitue le véritable intérêt des peuples, plus les idées de véritable liberté feront de progrès, et plus aussi ces aspirations confuses, ces combinaisons arbitraires, ces entreprises aventureuses seront reléguées parmi les erreurs et les chimères indignes d'absorber la vie de l'humanité. Celle-ci aspire à d'autres destinées et à des biens plus positifs et plus durables. Au-dessus de cette nationalité idéale ou, pour mieux dire, trompeuse, il y a la patrie réelle, celle où nous vivons, où nous sommes nés, où reposent les cendres de nos pères, où sont réunis nos intérêts et nos affections: c'est là que doivent se porter notre attention, nos efforts et notre amour. Dans quelque lieu que ce soit, quelle que soit l'étendue du pays que nous habitons, si nous avons la liberté et l'indépendance, que pouvons-nous vouloir de plus, et n'est-ce pas le moyen d'obtenir tout le reste par surcroît? La vraie sagesse des nations, comme celle des hommes, est de ne pas poursuivre l'ombre en laissant échapper la réalité.

effet, pour maintenir leur unité, une action forte, directe et continue du pouvoir central; les intérêts particuliers et le développement de chaque groupe, subordonnés aux intérêts et au développement de la généralité, sont le plus souvent méconnus et entravés. Les petits pays sont ou du moins peuvent être plus réellement libres que les grands; le pouvoir, mieux surveillé, dominé par l'opinion, y est plus aisément contenu dans les limites que lui assigne le bien public. C'est une grande erreur de prétendre que la prospérité, la dignité et l'indépendance d'une nation dépendent de l'étendue de son territoire, du chiffre de sa population. et de sa force matérielle; elles ne se mesurent effectivement qu'au caractère plus ou moins libéral des institutions politiques qui y fonctionnent, à l'étendue des droits dont jouissent les citoyens, au développement des franchises municipales et provinciales. L'union fédérale qui conserve à chaque canton suisse sa vie propre tout en le rattachant au centre constitué pour la défense commune, n'est-elle pas infiniment préférable à la constitution d'un État helvétique centralisé? Et l'on se demande si indépendance, la liberté et le progrès de l'Italie n'auraient pas été mieux assurés par une fédération d'États que par la création d'une monarchie unitaire qui absorbe, au profit d'une combinaison nouvelle, sans racines et sans justification dans l'histoire, les autonomies glorieuses qui s'étaient perpétuées de siècle en siècle jusqu'à nos jours.

IV.

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Développement et confirmation des principes posés. - Nécessité et légitimité de l'État. Distinction entre la société et l'État; droits et libertés des individus. Opinions de divers publicistes.

On peut conclure de ce qui précède que la centralisation est aussi contraire aux vrais intérêts des gouvernements qu'à ceux des nations. Elle dénature l'idée que l'on doit se faire de l'État, crée entre lui et les citoyens un antagonisme permanent, et entretient dans la société des ferments de défiance et de malaise qui l'empêchent de poursuivre paisiblement sa destinée et d'accomplir la loi de son perfectionnement.

Mais l'application fausse ou exagérée que l'on a faite d'un principe juste et vrai en lui-même n'en altère nullement la valeur. La société n'a son existence, ou du moins la garantie de son existence que dans et par l'État. L'État est donc nécessaire, et c'est cette néces

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