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fixation du cercle dans lequel s'exerce son action; ce que l'on redoute à bon droit, c'est le développement exagéré de son immixtion dans les diverses sphères et dans toutes les branches de l'activité sociale. Considérée ainsi de son côté pratique, la centralisation, lorsqu'elle dépasse une certaine mesure, entraîne des inconvénients et des dangers que je crois utile de passer sommairement en revue.

III.

Inconvénients et dangers de la centralisation excessive.

La centralisation (') exige un grand nombre d'agents, qui constituent ce qu'on appelle la bureaucratie, dont le formalisme complique les affaires les plus simples, retarde les décisions les plus urgentes et entrave les réformes les plus nécessaires, lorsqu'elle ne les rend pas tout à fait impossibles.

Elle engendre l'une des plus déplorables manies, celle des places et des honneurs (). Les intelligences

() Il est essentiel de bien définir les termes, pour éviter la confusion des idées qu'ils expriment Ainsi, lorsque, dans cette étude, j'emploie le mot centralisation sans plus, c'est de la centralisation excessive, abusive que je veux parler.

(') << Tout le monde veut des places et de l'autorité : c'est un résultat de la centralisation; que de gens entravés, gênés, garrottés, se croient libres, uniquement parce qu'ils ont le pouvoir de gêner les autres, et parce qu'ils ont d'autres affaires que les leurs! Un second résultat, c'est que le gouvernement seul peut donner des

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MISSION DE L'ÉTAT, SES REGLES, ETC. sont par suite détournées de buts plus utiles, l'éducation est faussée, l'éclosion naturelle des vocations entravée. La création d'une corporation nombreuse et puissante, d'une sorte de caste, soumise à une hiérarchie et à une discipline qui lui enlèvent toute indépendance, et qui suit aveuglément l'impulsion que lui imprime un pouvoir supérieur, constitue un péril permanent pour la liberté, affaiblit la nation en accaparant les capacités et en abaissant les âmes, et menace le gouvernement lui-même par les mécontentements, les jalousies et les ambitions qu'il nourrit dans son sein (').

places et de l'autorité. C'est là, dit-on, une grande force pour lui, un grand moyen d'administration. Il n'en est rien. A chaque place qu'il donne il fait un heureux et vingt mécontents. Il n'est entouré que de mendiants, et servi par des flatteurs. Il est obligé de créer des places, non parce qu'il y a une fonction, mais pour qu'il y ait un fonctionnaire. Il fait nécessairement de mauvais choix, qui le discréditent. Le nombre immense des mécontents et des disgraciés n'a d'autre espoir que de renverser l'ordre établi, et de faire le lendemain une curée. Toutes ces places sont une ruine permanente pour le budget, une entrave permanente pour les affaires, un appât pour toutes les ambitions. » (J. SIMON, la Liberté, t. II, chap. Ier, p. 206.)

(') << Le gouvernement s'est plu à ne voir dans les fonctionnaires que les serviles agents de sa volonté, dépourvus d'indépendance individuelle et privés de libre arbitre; on a introduit dans les services civils l'obéissance aveugle qui, dans l'armée même, n'est pas sans limites. Qu'en est-il résulté ? La centralisation ainsi comprise a fourni au pouvoir central et à ce que, dans la polémique des partis, on appelle Paris, le moyen de tenir la France sous le joug. Un ordre parti du siége du gouvernement n'éprouve, quelle qu'en soit la source, aucune résistance. Pour entrer en possession de toute la puissance publique, il ne faut que devenir maître de la capitale, s'emparer des ministères et disposer des télégraphes. » (VIVIEN, Études administratives, 2e édit., t. Ier, p. 76.) C'est le hasard seul qui a fait

La Chine et la Russie nous offrent des exemples de ce mécanisme savant et stérile à la fois, qui aspire incessamment les forces vives de la société et l'épuise à force de la gouverner. C'est à lui que l'Espagne doit ces alternatives de torpeur et de surexcitation, et ces révolutions intérieures si fréquentes qui n'ont le plus souvent d'autre but et d'autre résultat qu'un changement dans le personnel de son administration.

La centralisation méconnaît la supériorité de l'action des particuliers, qui comprennent et soignent mieux leurs intérêts que ne peut le faire l'autorité, quelque bonnes que soient d'ailleurs ses intentions.

Elle entrave les habitudes d'action collective, détruit le sentiment de solidarité entre les hommes, et annule. ainsi l'une des principales forces de la société.

En maintenant la nation dans un état de tutelle et de minorité, elle affaiblit et efface cette originalité d'esprit et cette individualité de caractère, qui sont la source du progrès réel et de la plupart des qualités qui mettent l'humanité au-dessus d'un troupeau de bétail. Ce ne sont pas seulement les élans généreux de l'âme que la centralisation étouffe, c'est aussi l'intelligence qu'elle atteint; car en détruisant la liberté, elle éteint par cela même le foyer où cette intelligence trouve ses aliments nécessaires (').

échouer la conspiration de Mallet sous l'Empire, et il a suffi, en 1848, de la pression exercée à Paris par quelques hommes résolus, pour faire passer, du jour au lendemain, la France de la monarchie à la république.

(1) Odilon BARROT, De la Centralisation, p. 73.

En surchargeant le gouvernement d'une multitude. d'attributions secondaires et superflues, elle le détourne du soin des intérêts d'un ordre supérieur et fait peser sur lui une responsabilité qui compromet incessamment son existence. « Il y a, » dit M. O. Barrot (1), « en politique une règle invariable: c'est que pouvoir et responsabilité sont choses corrélatives et indivisibles. Vous ne pouvez créer une attribution sans qu'elle soit à l'instant même, et par la force des choses, accompagnée d'une responsabilité quelconque légale ou morale. Accroître outre mesure les attributions du pouvoir central, c'est donc accroître outre mesure cette responsabilité.

<< D'un autre côté, dépouiller l'individu de toute participation aux affaires communes, c'est non-seulement le décharger de toute responsabilité, mais lui en faire perdre jusqu'à la conscience. C'est le porter invinciblement à s'en prendre à son gouvernement de tout ce qui peut lui causer quelque dommage, ou même de ce qui peut contrarier ses désirs.

« C'est de cet excès de responsabilité de l'État, d'une part, et de cette absence de toute responsabilité pour l'individu, de l'autre, que sont nées toutes nos révolutions. >>

La centralisation est absolument et radicalement incompatible avec des institutions libres un peu sérieuses; car elle en affecte les sources, en trouble le jeu et en

(') De la Centralisation, p. 154.

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