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principale du socialisme, qui veut appliquer ses doctrines, non par l'action et l'accord des volontés individuelles, de l'association libre, mais par les pouvoirs de l'État, dont il cherche à s'emparer. En identifiant l'État avec la société pour réglementer, à l'aide d'un seul pouvoir, toute la vie sociale, le socialisme tend à constituer la plus monstrueuse des centralisations. Les théories de Babeuf, de Saint-Simon, d'Owen, de Fourier, de Cabet, conduisent plus ou moins directement à ce désastreux résultat.

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Ces théories dangereuses, dont la menace est encore, en quelque sorte, suspendue sur nos têtes, trouvent leur contradiction non moins exagérée dans la célèbre formule de Proudhon, l'an-archie, qui proclame l'absence de tout gouvernement, chaque individu étant souverain et autocrate. D'autres, comme Auguste Comte ('), préconisent une espèce d'organisation, mais << sans Dieu et sans roi, par le seul culte systématique de T'humanité, » pour arriver à un nouveau paganisme où le culte des héros joue le rôle principal. L'athéisme, le culte pur soit de l'humanité, soit de l'homme individuel, est enseigné, sous des formes diverses, comme la seule doctrine qui puisse rétablir l'homme dans la pleine possession de sa liberté. A ces aberrations, revêtues le plus souvent de formes scientifiques propres à séduire ou à égarer les esprits vulgaires, ou traduites dans un langage calculé pour entraîner les masses, il

(1) Discours sur le positivisme, 1850.

est plus que temps, pour le salut de la société, d'opposer une théorie de l'État vraie et féconde, qui corresponde à tous les besoins et à toutes les aspirations légitimes.

C'est l'œuvre à laquelle s'est voué un philosophe allemand, Krause, qui, en présence des doctrines vagues ou incomplètes, fausses ou dangereuses, dont j'ai essayé de donner une idée, a formulé un système qui, dans sa large conception, tend à harmoniser, en les complétant et en les précisant, les grands principes sur lesquels repose l'État ('). Krause considère l'État comme l'institution spéciale du droit; il n'absorbe pas dans l'État l'homme et la société; il propose des organisations sociales distinctes pour la religion, la morale, les sciences, les arts, l'industrie et le commerce; mais il met l'organisation politique ou l'État dans un rapport intime avec toute l'activité humaine, avec toutes les institutions de la société. L'État a la mission de maintenir le développement social dans la voie de la justice, et d'assurer à toutes les branches de l'activité humaine les moyens de se perfectionner. L'État est ainsi le

(') C'est surtout à M. Henri Ahrens, ancien professeur à l'université de Bruxelles, actuellement professeur de droit naturel, public et international à l'université de Graetz, en Autriche, que revient l'honneur d'avoir vulgarisé et propagé le système de Krause. V. Cours de philosophie. -- Cours de droit naturel et de philosophie du droit. On peut aussi consulter les ouvrages suivants : G. TIBERGHIEN, Exposition du système philosophique de Krause.-PASCAL DUPRAT, De l'État, sa place et son rôle dans la vie des sociétés ; Bruxelles, 1852. ALFRED DARIMON, Exposition des principes de l'organisation sociale. Théorie de Krause; Paris, 1849.

médiateur de la destinée individuelle et sociale. Toutefois il n'est qu'un des organes principaux du vaste organisme social. La société est un tout organique, composé de diverses institutions qui se rapportent chacune à une face importante de la vie humaine, et qui toutes sont appelées, à une époque de maturité et d'harmonie sociale, à constituer une unité supérieure, maintenant à chacune son indépendance relative et les soumettant toutes à une direction générale pour l'accomplissement commun de la destination de l'homme et de l'humanité.

Je crois pouvoir me dispenser d'entrer dans le développement du système du philosophe allemand, et de vérifier jusqu'à quel point son application intégrale pourrait se concilier avec la constitution des sociétés modernes. Cette constitution, je la prends telle qu'elle existe, et je me demande si elle est ce qu'elle devrait être, et ce qu'il faudrait faire, le cas échéant, pour qu'elle répondit entièrement à la destination de l'homme et aux conditions de toute bonne organisation sociale. Ce n'est pas un système nouveau que je veux mettre à mon tour en lumière. Il me suffit, pour atteindre le but que je me propose, de rechercher dans les systèmes qui se sont produits jusqu'ici ce qu'ils ont de conforme à la raison et à la justice, et d'en dégager les principes qui me paraissent devoir servir de base à une théorie de l'État vraiment rationnelle et pratique.

II.

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Définition de l'État, du droit et de la liberté. Mission du gouvernement. - Centralisation, son utilité et ses limites.

L'homme, la société, l'État, sont trois éléments, trois organismes distincts ayant leur but et leur développement propres, et qu'il faut éviter de confondre tout en les conciliant et en harmonisant leur existence et leur action.

Chacun de ces éléments est subordonné à des principes divins, absolus, universels, qu'il doit respecter. L'humanité acclame unanimement une justice antérieure et supérieure aux lois et aux institutions humaines, que l'État a pour mission de maintenir et de faire prévaloir.

L'homme est destiné par sa nature à se développer physiquement, religieusement, moralement et intellec

MISSION DE L'ÉTAT, SES REGLES, ETC. 17 tuellement, et à réaliser ainsi les desseins de son créateur.

Doué des facultés qui doivent assurer sa conservation, son perfectionnement et sa fin, il est libre et responsable de son essence ('). De cette liberté et de cette responsabilité découlent ses droits et ses devoirs.

Abandonné à ses propres forces, l'homme seul ne peut accomplir sa destinée terrestre; il a besoin de l'aide et du concours de ses semblables dans la société, dont la famille est le germe et l'assise.

La société à son tour ne peut exister qu'à la condition d'avoir une organisation. Cette organisation constitue ce qu'on appelle l'État. L'État est l'être organisé en vue de l'agrégation sociale, pour le maintien du droit et de la justice ().

(1) La liberté est la condition du perfectionnement social et individuel de l'homme; cependant elle n'est qu'une faculté, un instrument dont on peut faire bon ou mauvais emploi. Il y a deux espèces de libertés, la liberté interne et la liberté externe. La première est celle par laquelle chacun est mis à même d'opter entre le bien et le mal et de dominer ses passions pour obéir à la loi divine. La seconde est celle que chaque homme peut revendiquer vis-à-vis de ses semblables pour atteindre le but de sa destinée. La liberté peut aussi étre divisée en liberté morale (libre arbitre)-personnelle ou individuelle — collective (association) — et politique.

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(2) Le droit est à la fois la règle et la mesure de la liberté. Considéré dans son essence, il est l'expression de la raison humaine reflétant la lumière divine qui éclaire tout homme venant en ce monde, cet ensemble d'idées que Dieu a déposé dans le sein de l'humanité et dans la conscience des hommes pour les diriger dans la voie du vrai, du bien, du beau et du juste. Le droit se révèle et se constate par une sorte d'assentiment et d'acclamation universels qui se perpétuent d'àge en âge depuis le commencement du

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