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castes qu'il allie à son profond idéalisme religieux, moral et politique (').

Moins utopique et plus réaliste que son maître, Aristote pose en ces termes le problème de l'État : « L'association politique est une communauté. La question est de savoir jusqu'où cette communauté doit s'étendre. Les uns l'étendent à tout ils sacrifient la liberté; d'autres la détruisent entièrement : ils dissolvent le corps politique; d'autres enfin, comprenant la nécessité d'une conciliation entre ces deux solutions extrêmes, font consister la science politique dans la détermination exacte des droits de l'État et de ceux de l'individu (). »

(1) J'emprunte la plupart des éléments de ce résumé des diverses théories de l'État au Cours de droit naturel de M. Ahrens.

() Polit., liv. II, chap. Ier, § 2. M. Jules Simon (la Liberté) admet cette solution, en ajoutant, pour préciser la pensée d'Aristote, que « les droits de l'État naissent uniquement de la nécessité sociale, et doivent être strictement mesurés sur cette nécessité : de telle sorte qu'à mesure que cette nécessité diminue par le progrès de la civilisation, le devoir de l'État est de diminuer sa propre action, et de laisser plus de place à la liberté. En d'autres termes, l'homme a droit, en théorie, à la plus grande liberté possible; mais, en fait, il n'y a droit qu'à mesure qu'il en est capable. » On peut se demander ce qu'il faut entendre par nécessité sociale, quelle est la juste mesure de cette nécessité, quel est le signe et quel sera le juge de l'aptitude à la liberté. Il est vrai que M. J. Simon supplée à ce que cette définition peut avoir de vague et d'incomplet en exposant la double théorie de la liberté et de l'autorité. Il aboutit ainsi à des conclusions qui sont en parfaite harmonie avec celles des autres publicistes qui repoussent comme lui l'immixtion arbitraire et excessive de l'État dans le domaine individuel et social.

Hugo Grotius (') rapporte l'institution de l'État à l'instinct général de sociabilité, comme le moyen d'assurer à tous les citoyens l'exercice du droit et la garantie de leurs intérêts communs.

Locke et Rousseau (2) lui donnent pour base le principe de l'utilité ou du bonheur de tous, la volonté générale manifestée par la convention ou le contrat social. C'est la théorie des majorités qui, fausse en elle-même, mène au despotisme des masses ou d'un seul, et ne tient aucun compte des lois de vérité, de liberté et de justice sur lesquelles se fonde l'ordre social. Kant, en admettant le même fondement, ajoute cependant que l'État a pour mission le maintien du droit.

Bentham proclame comme principe unique du droit et de l'État, l'utilité. Simple et à certains égards pratique, ce principe est essentiellement incomplet et incertain; variable selon les circonstances et les besoins, il méconnaît complétement les mobiles d'un ordre supérieur; faux et dangereux eu ce qu'il exclut le principe de moralité, il aboutit à l'égoïsme et au culte des jouissances purement matérielles.

Comme opposition à l'école des utilitaires, l'école spiritualiste place le domaine de l'État dans la pure

() GROTIUS, De jure belli ac pacis, lib. I, cap. 44: « Est autem civitas cœtus perfectus liberorum hominum, juris fruendi et communis utilitatis causa sociatus. >>

(2) ROUSSEAU, Contrat social, liv. II, chap. Ier : « La volonté générale peut seule diriger les forces de l'État selon la fin de son institution, qui est le bien commun. » Ailleurs il appelle le bien commun « le bonheur ou l'utilité commune. »

région du droit. C'est ainsi que Cicéron définit le rôle de l'État quand il dit: Civitas est societas juris, la cité ou l'État est la société du droit ou, en d'autres termes, l'association ayant pour objet le triomphe et le règne du droit et de la justice.

L'école historique se borne à rechercher dans l'histoire la source et la manifestation du droit et de l'État, à constater ce qui est sans se préoccuper de ce qui devrait être.

D'après l'école théologique, l'État doit réaliser la société religieuse et constituer le gouvernement de Dieu sur la terre. En identifiant le droit avec la religion, elle confond deux sphères qui, pour le bien de l'humanité et l'intérêt de la religion elle-même, doivent être, sinon séparées, du moins distinguées dans leur nature et dans leur organisation. La théocratie est une forme de gouvernement primitive qui peut convenir pour guider les premiers pas d'un peuple dans la carrière de la civilisation. Mais lorsque celle-ci a acquis un certain degré de développement et que les rapports sociaux se sont multipliés et compliqués, le gouvernement religieux devient impossible et aboutit à un despotisme que doivent repousser tous ceux qui comprennent que la religion, pour conserver son empire sur les âmes, doit abdiquer toute autorité politique et coercitive. Sous ce rapport, << il faut proclamer comme un fait heureux, providentiel, que le christianisme, en ouvrant à l'humanité une vie nouvelle, en lui communiquant un esprit élevé qui devait féconder successivement toutes les institutions, n'a pres

crit ou sanctionné aucune forme politique particulière, abandonnant à l'évolution libre des peuples le soin de trouver, pour chaque phase de leur développement, pour chaque degré de culture, l'organisation la plus conforme à leurs besoins. En se contentant d'énoncer les deux principes fondamentaux, pierres angulaires de tout édifice social, l'autorité et la liberté, il a laissé aux peuples, avec la spontanéité de leur mouvement, la faculté de combiner ces deux éléments selon leur génie propre et l'esprit général de chaque époque. Aussi sont-ce les nations chrétiennes qui se développent le plus librement, présentent les organisations sociales les plus variées, essayent les formes politiques les plus diverses, pour arriver peut-être dans l'avenir à l'organisation commune qui aura été éprouvée comme la meilleure ('). »

Selon Hegel et l'école panthéiste, c'est Dieu, c'est l'esprit du monde qui se manifeste dans l'État et dans les diverses formes de son organisation. L'État est le Dieu présent, il est l'univers spirituel où la raison. divine s'est réalisée. L'individu n'a de valeur que dans l'État, et tous ses droits s'y produisent dans leur vérité et y reçoivent leur signification. L'État est le but absolu; la base de l'État est la puissance de la raison qui s'effectue comme volonté. L'État, par son but absolu, a un droit suprême contre les individus, dont le devoir suprême est de se soumettre à l'État. M. Ahrens (2) et d'autres publicistes ont fait res

(') AHRENS, Cours de droit naturel, p. 74. (2) Cours de droit naturel, p. 74 et suiv.

sortir le vide et les erreurs de cette doctrine d'après laquelle les individus perdent leur personnalité et ne sont plus considérés que comme les organes aveugles d'un esprit supérieur qui les mène sans qu'ils en aient conscience, et qui forme et transforme tout ce qui existe dans la société. Le droit n'est plus que la liberté réalisée par la fatalité : car quelle liberté y a-t-il pour des êtres qui ne sont que les instruments de l'esprit universel? La conception hégélienne de l'État est toute païenne; elle méconnaît la loi du christianisme, qui a élevé l'homme au-dessus du citoyen. En investissant le souverain, le Dieu-État, du droit absolu, il absorbe en lui tous les droits : la moralité, la religion, les sciences, les arts, l'industrie. Cette apothéose de l'État, où le panthéisme religieux se confond avec le panthéisme politique, peut avoir les sympathies des absolutistes, mais elle est profondément antipathique à la liberté humaine, à la conscience et à la raison.

Une doctrine, moins compliquée, plus pratique en apparence et plus généralement admise, surtout en France, est celle qui confond l'État et la société en leur attribuant des buts identiques. Cette doctrine agrandit outre mesure l'action de l'État; c'est elle qui a répandu l'opinion dans les masses que le bien-être et le progrès intellectuel, moral et matériel, dépendent de la manière dont l'État est constitué et administré. De là des tentatives incessantes de réformer la constitution de l'État. L'idée que tous les intérêts humains peuvent et doivent être réglés par le pouvoir social est la source

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