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France conserva la Guadeloupe, la Martinique, la Grenade, et quelques autres propriétés moins importantes; l'Angleterre fut maintenue à la Barbade, à Nièves, à Antigoa, à Montferrat, et dans plusieurs îles de peu de valeur. Saint-Christophe resta en commun aux deux puissances. Les Caraïbes furent concentrés à la Dominique et à Saint-Vincent, où tous les membres épars de cette nation se réunirent; leur population n'excédait pas alors six mille hommes.

A cette époque des colons des établissements anglais qui, sous un gouvernement supportable, quoique vicieux, avaient acquis quelque consistance, virent augmenter leur prospérité. Les colonies françaises, au contraire, furent abandonnées d'un grand nombre de leurs habitants, justement désespérés d'avoir à gémir sous la tyrannie des priviléges exclusifs, établis par le gouvernement en faveur d'une compagnie, qui, dotée des droits les plus illimités, sut encore en abuser, et se perdre bientôt elle-même par ses excès. Ces hommes passionnés pour la liberté, se réfugièrent à la côte septentrionale de l'île Espagnole, que nous appellerons désormais Saint-Domingue, Cette côte servait déjà d'asile à plusieurs aventuriers de leur nation, chassés de Saint-Christophe en 1630, ou qui n'avaient pas attendu si long-temps pour trouver insupportables l'administration coloniale et le régime des compagnies.

Quoique la côte où ces transfuges s'étaient d'abord établis fût comme abandonnée, ils sentirent que l'ennemi commun pourrait les y inquiéter, et ils pensèrent à s'y ménager un lieu sûr pour leur retraite. La Tortue, petite île située à deux lieues au nord de la grande, attira leur attention, et les vingt-cinq Espagnols qui la gardaient se retirèrent à la première sommation, devant ces hommes qu'une grande renommée d'intrépidité précédait déjà sur toutes les mers du Nouveau-Monde.

Maîtres absolus d'un territoire de huit lieues de long sur deux de large, dont l'air était pur, mais qui était sans rivière, et presque sans fontaines, nos aventuriers jetèrent pourtant en cet endroit les fondemens d'un établissement durable. Des bois précieux couvraient les montagnes, les plaines semblaient fécondes, et n'attendaient que la culture pour être heureusement fertiles. La côte du nord paraissait inaccessible; celle du sud offrait une rade excellente, dominée par un rocher; et une seule batterie de canons sur ce rocher suffisait pour défendre l'entrée de l'île.

Cette heureuse position attira bientôt à la Tortue une foule de gens qui cherchaient la fortune, ou la liberté. Les plus modérés s'y livrèrent à la culture du tabac, et celui qu'ils obtinrent ne tarda pas à être recherché par le commerce d'Europe. Les plus actifs allaient sur la côte d'Hispaniola, chasser des bœufs sauvages, dont ils vendaient les.

peaux aux Hollandais; les plus intrépides armèrent en course: ceux-là prirent le nom des flibustiers; on appelait les autres boucaniers, parce qu'à la manière des sauvages, ils faisaient sécher à la fumée, dans des lieux appelés Boucans, les viandes dont ils se nourrissaient.

Les boucaniers étaient sans femmes et sans famille; ils avaient pris l'usage de s'associer deux à deux; les biens étaient communs dans ces sociétés, et demeuraient toujours au membre qui survivait.Chez ces hommes de mœurs incultes, on ne connaissait pas le larcin, quoique rien ne fût enfermé ou gardé. Les différends étaient rares, et le plus souvent ils étaient facilement accommodés. Si les parties y mettaient de l'opiniâtreté, elles vidaient leur querelle à coups de fusil; et, quand la balle avait frappé derrière où dans les flancs, on jugeait qu'il y avait de la perfidie de la part du vainqueur, à qui l'on cassait la tête sans autre forme de procès. Les lois de l'ancienne patrie, étaient comptées pour rien parmi ces bandes; elles se prétendaient affranchies, par le baptême de mer qu'elles avaient reçu au passage du tropique, de toute obligation envers la terre natale, et les hommes qui les composaient avaient quitté jusqu'à leur nom de famille, pour prendre des noms de guerre, dont la plupart ont passé à leurs descendants.

par

Une chemise teinte du sang des animaux qu'ils tuaient à la chasse; un caleçon de grosse toile,

et sanglant comme la chemise; une courroie en forme de ceinture, et où pendait un sabre fort court et souvent plusieurs couteaux ou poignards, composaient l'accoutrement des boucaniers; ils marchaient les jambes nues, et le pied à peine enfermé dans des souliers d'une peau séchée au soleil. Leur ambition se bornait à avoir un fusil qui portât des balles d'une once, et une meute de vingt-cinq ou trente chiens; à bien ajuster l'un et à bien guider les autres.

Ces hommes n'avaient d'autre occupation que la chasse des bœufs sauvages, extrêmement multipliés dans l'île depuis que les Espagnols les y avaient introduits On écorchait ces animaux à mesure qu'on les tuait, et l'on ne s'arrêtait, le plus souvent, que lorsque l'on en avait abattu autant qu'il y avait de chasseurs. On faisait cuire alors quelques pièces de viande, dont le piment et le jus d'oranges formaient tout l'assaisonnement. L'usage du pain était inconnu aux boucaniers, et l'eau était leur seule boisson. L'occupation d'un jour était celle de tous les jours, jusqu'à ce que l'on eût rassemblé le nombre de cuirs qu'on se proposait de livrer aux navires des différentes nations qui fréquentaient ces mers. On les allait vendre alors dans quelque rade; ils y étaient portés par les engagés, espèce d'hommes qui se vendaient en Europe, pour servir comme esclaves pendant trois ans dans les colonies. Un de ces malheureux, à qui

son avilissement avait laissé assez de religion pour qu'il se ressouvînt, que le dimanche est un jour de repos, osa représenter à son maître, qui chaque semaine choisissait ce jour pour se mettre en route, que Dieu avait proscrit un tel usage, quand il avait dit: Tu travailleras six jours, et le septième tu te reposeras: Et moi, reprit le féroce boucanier, et moi je dis ! six jours tu tueras des taureaux pour les écorcher, et le septième tu en porteras les peaux au bord de la mer; et ce commandement fut accompagné de coups de bâton qui, dit l'abbé Raynal, tantôt font observer, et tantôt font violer les commandement de Dieu.

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Des hommes d'un caractère tel que nous venons de dépeindre celui des boucaniers, livrés à un exercice continuel, nourris tous les jours de viande fraîche, connaissaient peu les infirmités; leurs courses n'étaient interrompues que par des fièvres éphémères, dont ils ne se ressentaient pas le lendemain. Le temps devait cependant les affaiblir, sous un ciel trop brûlant pour une vie si active.

Le climat était d'ailleurs à peu près le seul ennemi qu'à cette époque ils eussent à craindre. Nous avons dit que la colonie espagnole, d'abord si considérable, n'était plus rien au moment où les réfugiés de Saint-Christophe abordèrent à la Tortue. Oubliée de sa métropole, elle avait perdu elle-même le souvenir de sa grandeur passée; le peu qui lui restait d'habitans, vivait dans

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