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LIVRE CINQUIÈME.

LES conventions du traité de Bâle qui cédaient à la France la partie espagnole de Saint-Domingue, étaient restées presque sans exécution, jusqu'au mois d'avril 1800. Mais, pendant que Rigaud, en retraite devant l'ennemi qui le poursuivait dans le Sud, dévastait tout sur son passage, Toussaint, pour distraire l'attention des marches d'un rival qui, quoique vaincu, était encore si terrible, imagina de réclamer, au nom de la république française, l'exécution du traité du 22 juillet 1795. Sur son invitation, l'agent Roume délégua, le

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floréal (le 7 avril), au général Agé et au mulâtre Chanlotte, les pouvoirs nécessaires pour prendre possession de Santo-Domingo. Ces agents s'étaient rendus dans la capitale espagnole sans autre escorte qu'une faible suite; mais un mouvement insurrectionnel les avait bientôt forcés de réclamer, pour en sortir, l'appui du gouverneur don Joachim Garcia; et après leur retour, Roume, qui craignait d'être obligé d'employer la force pour soutenir les

prétentions qu'on lui avait fait élever, avait rapporté son arrêté de prise de possession, en hâte, et sans consulter Louverture, parce qu'il savait d'avance quelle eût été, non pas l'avis, mais la volonté du chef noir. Il aurait dû prévoir aussi que Toussaint se vengerait d'une décision qui semblait prise malgré lui et contre lui. La colère du général en chef éclata promptement, avec plus de violence qu'il n'en avait montré jusqu'alors. Roume fut arrêté et jeté dans une prison, d'où il ne sortit que pour quitter la colonie.

Ces événements avaient lieu pendant les derniers moments de la résistance du général Rigaud. La retraite de ce chef laissa enfin respirer son rival; dès lors l'amour-propre le ramena à l'idée que des obstacles indépendants de sa volonté l'avaient forcé d'abandonner; mais il fit en secret ses préparatifs, et le 19 frimaire de l'an 9 (1800), il écrivit du Cap français, au président espagnol, don Garcia, lettre suivante:

la

TOUSSAINT-LOUVERTUE à M. le Président don JOACHIM GARCIA, capitaine-général et gouverneur pour le roi d'Espagne en la partie espa gnole de Saint-Domingue.

1

Cap français, 19 frimaire an 9.

Monseigneur, j'avais eu l'honneur de vous man

der des Cayes, que je me réservais, à mon prémier

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voyage au Cap, de vous écrire, pour vous demander justice de l'insulte faite au gouvernement, en la personne d'un de ses officiers-généraux, son envoyé auprès de l'audience espagnole je vous avoue que si j'ai dû être surpris d'un procédé si contraire aux règles établies entre les nations policées, mon devoir me prescrit impérativement d'en obtenir une réparation. J'espère donc, Monseigneur, que vous ne me la laisserez pas plus longtemps désirer, en répondant d'une manière satisfaisante à ma réclamation.

« Des raisons d'État ont déterminé l'agence du gouvernement à m'ordonner, le 7 floréal an 8, de prendre, au nom de la république française, possession de la partie de cette île cédée à la France, par sa Majesté Catholique, d'après le traité conclu à Bâle entre les deux nations; en conséquence, je vous préviens que j'ai chargé le général Moïse, commandant en chef la division du Nord, de cette importante opération; et, d'après l'outrage qu'a essuyé le gouvernement en la personne du général Agé, pour la même mission, j'ai dû faire accompagner le général Moïse d'une force armée suffisante pour l'exécution du traité, et pour la protection de toute cette partie de l'île contre les entreprises quelconques des ennemis de la république.

« Je désire de tout mon cœur que la conduite franche et loyale des habitants, et la vôtre, Monseigneur, réalise mes espérances, et me mette à

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même de contremander la plus grande partie des troupes que l'expérience a nécessité de mettre en mouvement pour assurer la pleine et entière exécution'des ordres du gouvernement.

J'espère également, Monseigneur, que vous voudrez bien ne pas laisser ignorer aux Espagnols qui resteront soumis aux lois françaises, que leurs personnes et leurs propriétés seront respectées, et qu'il ne sera rien innové aux usages religieux qu'ils professent; recevez-en, je vous prie, Monseigneur, ma parole inviolable de militaire, soyez de même temps persuadé que, si j'insiste à la réparation que je réclame de votre Excellence, c'est parce que j'ai uniquement à cœur, en faisant respecter le nom français, d'entretenir la liaison d'amitié qui existe entre les deux métropoles.

« Que Dieu vous prenne en sa sainte garde.

« J'ai l'honneur d'être, avec tous les égards dus à votre mérite et à votre dignité, Monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur.

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Legénéral en chef de l'armée de Saint-Domingue,

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Signé TOUSSAINT-Louverture. »

Des proclamations, et dix mille hommes pour soutenir le droit qu'elles établissaient, partirent en même temps que cette lettre. Une colonne, sous les ordres du général Moïse, neveu de Toussaint, se dirigeait, par le nord, sur Saint-Jago. Le géné

ral en chef marchait, par l'Ouest, sur la capitale espagnole. Il reçut en route, du gouverneur Garcia, une réponse pleine d'éloges et d'excuses: mais ce n'était ni des excuses ni des éloges que Toussaint demandait ; il poursuivit sa marche, et il y mit d'autant plus d'ardeur, qu'un bâtiment léger, sous pavillon français, venait d'être signalé par les vigies, et qu'il craignait que les ordres apportés par cette voie, ne contrariassent l'expédition au succès de laquelle il attachait son honneur.

L'émissaire du gouvernement français, débarqué en effet avec des dépêches pressées, se mit sur la route du général en chef, mais des mesures avaient été prises pour qu'il ne pût l'atteindre, et pas un soldat de l'armée envahissante n'était resté en dedans de la frontière française quand cet officier la dépassa.

Les Espagnols n'opposèrent qu'une faible résistance; quelques détachements embusqués dans les mornes du Cibao, tinrent à peine pied contre l'ennemi qui s'avançait, presque sans coup férir, puisque cette campagne ne coûta pas la vie à deux cents soldats dans les deux armées. Pour ménager l'amourpropre de don Garcia, quand déjà ses postes étaient repliés et son gouvernement envahi, Toussaint lui envoya de nouveaux députés; et, cette fois, l'Espagnol se trouva trop heureux d'accéder au désir du général noir. On dressa des articles qu'on se gardait d'appeler une capitulation, bien que ce

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