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voyant tout par lui-même; il méditait quand il galopait; il méditait encore quaud il affectait dévotement de prier.

L'état politique de l'île de Saint-Domingue, à cette époque de son histoire, présente aussi un tableau intéressant. La législation n'avait encore eu pour but. que de pourvoir aux besoins de l'administration militaire, et à ceux de la culture. Le gouvernement avait manqué de loisirs pour l'établissement de lois civiles; cependant il ne se ressentait guère de ce défaut d'une organisation intérieure. La population, malgré des guerres presque continuelles, et le plus souvent intestines, s'était accrue d'une manière sensible sous les auspices de la liberté, tandis que, dans les temps d'esclavage, des importations annuelles considérables suffisaient à peine pour la maintenir au niveau des besoins de la culture.

Les productions territoriales avaient diminué, il est vrai, dans la proportion de trois à un, comparativement aux estimations de l'année 1789; mais un grand nombre d'habitations avaient été dévastées de telle sorte, qu'il avait fallu y commencer des défrichements, comme sur des terres vierges, et les récoltes devaient se faire attendre encore quelque temps après ces premiers labeurs. Les places les plus importantes de l'administration étaient occupées concurremment ciens libres et par les noirs nouvellement émanci

par

les an

pés; et parmi ces derniers, sortis la veille du plus bas rang de la société, et de l'abrutissante condition d'esclaves, on remarquait des talents et une finesse qu'on cherche quelquefois en vain chez des hommes plus cultivés.

Ce changement soudain de position, et les sentiments d'orgueil qu'il inspire nécessairement, avaient dû introduire dans cette société toute jeune encore de civilisation, le luxe et la recherche de toutes les jouissances qu'il procure, surtout de celles qu'il fait supposer ; il y régnait ávec fureur. Toute la richesse de l'île était dans un petit nombre de mains, et elle était réunie dans les mains qui tenaient en même temps le pouvoir. La splendeur des tables des Européens était égalée dans les hôtels de ces chefs encore à demi-barbares; leurs cercles rappelaient les habitudes et cherchaient à reproduire les manières de ceux des anciens habitants; tout sujet de conversation y était traité indifféremment, hormis un seul, celui de leur ancien état; mais ils proclamaient avec enthousiasme le nom de la contrée où le sort les avaient transplantés, et ils n'entendaient pas nommer, sans la plus vive horreur, ceux de leurs frères qui avaient trahi leur cause pour suivre les armes des Européens.

Des voyageurs qui ont visité Saint-Domingue au commencement du dix-neuvième siècle, des hommes de guerre qui ont joué un rôle dans les événe

ments de cette époque, s'accordent à dire que, dans les cercles noirs, les hommes avaient en général de la politesse, les femmes du laisser-aller et de l'élégance; que les rapports entre les sexes ne manquaient ni de noblesse, ni d'attrait, et que les préjugés sur les couleurs semblaient avoir déchu de leur ancienne puissance; car un grand nombre d'Américains avaient épousé des femmes mulâtres, sans que leur considération extérieure et leur vie domestique se ressentissent de ce qui, peu d'années auparavant, aurait été une mésalliance.

Du moment où la guerre avait cessé ses ravages, celles des églises qu'elle avait fait fermer avaient été rouvertes; on avait relevé les bâtiments publics qu'elle avait jetés bas. Les bienfaits de cette restauration s'étaient étendus jusque sur les théâtres. La plus grande partie des nouveaux acteurs étaient noirs, et quelques-uns d'entre eux faisaient preuve de talent dans la comédie et dans la pantomime, genre qu'ils jouaient de préférence. Le goût de la musique était général, et tous les instruments à peu près y étaient en usage; mais on cultivait surtout la guitare, et en général tous les instruments à cordes.

Les constructions publiques n'étaient pas sans élégance, quoiqu'elles péchassent souvent contre la régularité des lois de l'architecture. Une espèce de temple circulaire, et supporté sur sept colones d'un ordre qui rappelait le toscan, avait été élevé au Cap,

à la fin du dix-huitième siècle, par les noirs nouvellement émancipés. On parvenait au sommet de l'édifice par des degrés pratiqués dans le pourtour du bâtiment; là, étaient placés deux siéges, au-dessus desquels on lisait une inscription commémorative du grand événement de l'émancipation; et entre les deux siéges s'élevait une lance surmontée du bonnet de la liberté. Ce temple avait été dédié aux commissaires civils Polverel et Santhonax ; et un extrait de l'acte de l'abolition de l'esclavage proclamé par eux, formait une partie de l'inscription placée sur la coupole.

L'élégance de ce bâtiment contrastait d'une façon singulière avec les décombres qui l'entouraient de toutes parts; car un très petit nombre d'habitations privées de la ville du Cap avaient été relevées du milieu des cendres de 1793. Il semblait que noirs craignissent, en reconstruisant les maisons de leurs anciens maîtres, de se préparer de nouveaux oppresseurs.

les

Il y avait au Cap, sous le nom d'Hôtel de la République, une taverne dont le luxe intérieur et extérieur ne le cédait guère aux plus riches établissements que l'Europe ait en ce genre. Les Américains du continent, et les principaux noirs, la fréquentaient; c'était comme leur lieu de rendez-vous. Là, toute étiquette était bannie, pour faire place à l'égalité la plus parfaite. La même table y réunissait les hommes privés et les chefs de l'État, les

officiers de tout grade, les hommes de toute condition. Louverture y venait souvent, et s'asseyait sans choix à la place qu'il trouvait vacante, car il disait souvent que la distinction des rangs ne devait exister qu'au moment du service.

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