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lui, à la tête d'un état-major nombreux. A sa vue, le noir s'inclina jusqu'à terre; mais cette humiliation apparente, cet abaissement déguisé, n'en imposaient plus à la pénétration de Santhonax : il se vit isolé, et se crut trop heureux que le chef suprême de l'île daignât lui témoigner un respect et une obéissance extérieurs. Toussaint était porteur d'une lettre, qu'il remit au commissaire; mais cette première épître ne lui parut pas assez respectueuse, et, par déférence pour le libérateur des noirs, il en écrivit le même jour une seconde dans laquelle parlant, non plus au nom de la volonté générale, mais au sien propre, il s'exprimait en ces termes :

TOUSSAINT-LOUVERTURE, général en chef de l'armée de Saint-Domingue, au citoyen SANTHONAX, représentant du peuple, commissaire délégué le Gouvernement aux Isles-sous-le-Vent.

par

« Citoyen Commissaire,

« Le vœu du peuple de Saint-Domingue s'était fixé sur vous pour le représenter au Corps-Législatif : dans la lettre que nous vous avons écrite, nous avons voulu joindre notre assentiment particulier à la volonté générale. Si les ennemis de la liberté s'obstinent encore à vous poursuivre, ditesjeur que nous avons protesté de rendre leurs efforts impuissants, et que nos moyens sont notre courage, notre persévérance, notre amour du travail et de

l'ordre. C'est par nos vertus et notre attachement à la République, que nous répondrons à leurs calomnies, et, d'après ce que vous avez vu dans la colonie, vous avez déjà senti qu'il nous était aussi facile de défendre notre cause, que de terrasser nos ennemis. Salut et respect.

Signé TOUSSAINT-LOUVERTURE. »

Le général noir Léveillé et plusieurs officiers blancs qui avaient refusé d'approuver le renvoi du commissaire Santhonax, étaient passés en France avec lui, et ne manquèrent pas d'appeler toute l'attention de l'autorité sur l'ambition d'un homme qui venait, au mépris des pouvoirs constitués, de se placer à la tête du gouvernement de la colonie. Cependant Toussaint, qui avait prévu les plaintes et les accusations de Santhonax, envoyait deux de ses enfants achever leur éducation en France, avec une lettre adressée aux Directeurs, et dans laquelle il disait : « Qu'on devait lui savoir gré de sa con<< fiance dans le Directoire, assez grande pour qu'il « lui livrât ses enfants, à une époque où les plaintes qu'on allait porter contre lui pouvaient mettre « en équivoque la sincérité de ses sentiments ». En même temps, le chef de brigade Vincent, son émissaire, circonvenait les chefs de l'État pour leur faire comprendre l'impossibilité où serait restée la colonie de se relever sous l'administration inquiète et turbulente du commissaire Santhonax, et sans

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les mesures adoptées par le général noir. Les Direc teurs se laissèrent persuader, éblouis peut-être par les espérances que Toussaint laissait entrevoir; où, plutôt, l'assurance que celui-ci manifestait leur imposa; il comptaient sur lui, parce qu'il y comptait beaucoup lui-même. Mais la foi qu'ils avaient en cet homme le leur faisait redouter. Ils pensèrent que la mission de l'agent qu'on devait envoyer à Saint-Domingue était délicate, et demandait un mûr examen dans le choix qu'on devait faire. Le général Hédouville fut chargé par eux d'aller observer et contenir l'ambition d'un chef assez hardi pour oser peut-être un jour se déclarer indépendant, et assez puissant pour réussir.

Toussaint, de son côté, qui appréciait toutes les usurpations qu'il s'était permises, comprit qu'il avait besoin de l'éclat et du prestige de toute la renommée militaire pour les légitimer; il s'occupa dès lors sérieusement de l'entière expulsion des Anglais du territoire de la colonie. Les maladies épidémiques avaient moissonné une partie de leurs troupes; mais ils avaient tourné leurs efforts dans une autre direction: ils tentaient de combattre avec de l'or. Ils avaient déjà échoué devant le genéral Rigaud; ils voulurent séduire Toussaint-Louverture. Des parlementaires, envoyés sous des prétextes vagues et spécieux, portèrent à ce chef des noirs des propositions si flatteuses, qu'on assure qu'elles séduisirent un moment sa vanité : même

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des négociations sérieuses furent secrètement entamées, et la guerre, loin d'être ce qu'on devait l'attendre entre des noirs nouvellement armés, et des ennemis qui faisaient une dernière tentative de désespoir, était devenue une espèce de parade militaire sans conséquence.

Les choses en étaient là lors de l'arrivée du général Hedouville : cet agent du Directoire, qui n'amenait avec lui qu'une garde d'honneur, n'était pas en position de lutter contre un homme investi de tout pouvoir, et jouissant d'une influence incroyable sur tout ce qui l'entourait. Hédouville avoit fait preuve d'habileté et même de talent au sein des dissensions civiles qui avaient désolé la France: il fit la faute de débarquer à Santo-Domingo, c'était marquer une défiance inutile. On était disposé à l'accueillir favorablement; mais, dès son arrivée, il gâta tout.

Il commença par blesser l'amour-propre du commissaire Raymond, en lui marquant qu'il savait combien peu Santhonax avait eu à se louer de lui. Toussaint se choqua de l'accueil fait à son ami. Les plaisanteries déplacées des officiers de l'étatmajor d'Hédouville achevèrent d'indisposer le général noir. Il différa à se rendre au Cap, où l'agent du Directoire l'attendait; il s'y rendit cependant en même temps que le général Rigaud, qui fut mieux reçu que lui. Le mécontentement de Toussaint en redoubla. Pour rappeler ses services, il

affecta de se plaindre du poids de son commandement: un officier supérieur français, qui le prit au mot dans ses doléances, soit de bonne foi, soit malignement, lui proposa de le mener en France; mais Toussaint, montrant un arbre nain du jardin où il se trouvait alors, « C'est bien mon projet, répondit-il, mais je l'exécuterai quand cet ar« buste pourra faire un vaisseau pour m'y porter ».

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Louverture ne demeura pas long-temps au Cap; il quitta Hédouville, et rejoignit l'armée. Le général français s'applaudit d'abord du départ de ce chef, dont le voisinage le gênait; mais bientôt il sentit qu'absent ou présent, ce rival était toujours dangereux : d'ailleurs il n'osait trop compter sur sa fidélité à la France. Le Port-au-Prince venait de se rendre la garnison avait obtenu une capitulation si honorable, qu'il était presque permis à l'agent français d'accueillir les bruits défavorables à l'intégrité du chef des noirs, que cette circonstance accréditait. Hédouville déclara alors qu'il lui appartiendrait désormais de traiter de l'évacuation des autres points de la colonie, et il conclut bientôt la capitulation du môle Saint-Nicolas, qui lui fut remis par les Anglais, sous les ordres du célèbre lord Maitland, au moment même où un secours considérable leur arrivait de la Grande-Bretagne et des îles anglaises.

Toussaint-Louverture, instruit de cette capitulation, à laquelle il n'avait point eu part, éleva les

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