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l'Espagne couvrirait le Nord de la colonie. Aussi, pendant que les Anglais envahissaient l'Ouest et le Sud, les Espagnols invitaient les créoles du Nord, qui avaient abandonné la colonie, à revenir sur leurs habitations. Sur la foi des promesses qui leur étaient faites, deux cents colons du fort Dauphin quittèrent les États-Unis et rentrèrent dans leurs foyers; mais bientôt Jean-François et ses nègres vinrent camper de nouveau sous les murs de cette place. On ne songea à leur opposer aucune résistance, persuadés qu'ils n'entreraient dans la ville que pour seconder les opérations des Espagnols; en effet, le jour suivant, après l'office divin, ces noirs, mêlés aux Espagnols, et bénits par le prêtre qui venait de célébrer la messe, se divisèrent en troupes et parcoururent les rues en égorgeant tous les Français qu'ils rencontraient, comme ennemis des saints et des rois, criaient les prêtres qui encourageaient à cette boucherie. Le massacre fut général quatorze personnes seulement échappérent à la mort en se couvrant d'uniformes espagnols, ou en se jetant parmi les cadavres de leurs frères.

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Tandis que l'ile entière de Saint-Domingue était en feu depuis cinq ans, le seul quartier du Borgne n'avait point souffert de tant de fléaux cruels qui avaient travaillé la colonie : la culture y florissait comme aux beaux jours de la paix : la protection espagnole fit connaître en peu de temps aux colons

tout le prix d'une influence étrangère; leurs ateliers furent soulevés, leurs habitations dévastées, et eux-mêmes égorgés à leur tour ou forcés de fuir. Mais enfin la fureur des noirs révoltés, quand elle n'eut plus d'aliment dans le fruit des crimes qu'on lui avait conseillés, se tourna contre ceux même qui l'avaient si bien instruite. Le détachement espagnol qui avait, fomenté leur insurrection, fut à son tour victime de la soif de destruction qu'il leur avait inspirée.

Montbrun, qui venait de ramener à Jacmel les débris de la force militaire de l'Ouest, avait été arrêté et renvoyé en France par Rigaud: Beauvais, Martial, Besse et Petion, dont le nom reviendra plus d'une fois dans nos récits, s'étaient ralliés à ce chef de leur couleur, et poursuivaient les Anglais de leur haine et de leurs talents mis en commun. Ils reprirent sur eux Léogane et Tiburon, et les bloquèrent dans la Grande-Anse.

Le premier de ces généraux paraissait surtout redoutable à l'Angleterre ; ce ne fut pas seulement à la chance des armes qu'elle eut recours contre lui; elle lui fit offrir de l'argent, et voulut payer sa retraite de l'armée du prix de trois millions: ce brave homme refusa. Dans le même temps à peu près, des offres semblables furent faites au général de Laveaux; mais elles furent moindres, et l'orgueil d'un blanc dut s'irriter qu'on prisât moins sa fidélité que celle d'un mulâtre. La défection de

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Laveaux fut estimée 50,000 écus: il appartenait à une ancienne noblesse ; la révolution lui avait fait perdre beaucoup, et il avait sacrifié davantage encore aux besoins du service militaire dont il était chargé. Il alla plus loin que Rigaud: « Votre qualité d'ennemi, écrivait-il au colonel anglais dont il avait reçu malgré lui les ouvertures, ne vous donne pas le droit de me faire une insulte personnelle; comme particulier je vous demande satisfaction de l'injure que vous m'avez faite. >>

Whitelocke ne lui rendit point raison, et renouvela avec aussi peu de succès les offres qu'il avait déjà faites. Laveaux était alors gouverneur provisoire de la colonie: la ville du Cap ne semblant lui offrir aucune ressource pour la défense, il l'abandonna pour se rendre vis-à-vis de la Tortue, et s'y retrancher sur le même terrain où les Français et les flibustiers, conquérants de Saint-Domingue, avaient formé leurs premiers établissements. Le Port-de-Paix, chef-lieu de ce petit territoire, fut fortifié de toutes parts, et, sous ses murs, Laveaux brava tous les efforts de l'Anglais qui, à vingt lieues de là, maître du môle Saint-Nicolas, dominait comme d'une hauteur, sur toutes les approches du Port-de-Paix; tandis que les Espagnols, possesseurs de tout le Nord, avaient resserré de jour en jour sa position de ce côté.

Dans ce temps et au milieu de ces circonstances, s'éleva, comme tout à coup, la fortune d'un noir à jamais célèbre ; d'un homme, qui après avoir vécu

cinquante ans dans l'état d'esclavage, et sachant å peine lire quand il atteignit cet âge, parvint au faîte des honneurs militaires, non-seulement pardessus ceux de sa nation, mais par-dessus même les blancs orgueilleux dont pas un ne put méconnaître son esprit supérieur et sa vue profonde.

Toussaint-Bréda était le nom de ce chef fameux, qui fut plus tard connu sous celui de ToussaintLouverture.

Le gouverneur de Laveaux entretenait secrètement une correspondance avec cet homme, qui avait reçu du gouvernement espagnol le grade de colonel. Le général français, qui l'apprécia dès les premiers instants, lui fit offrir le titre de général de brigade, que Toussaint accepta. Il déserta donc, après avoir étonné, le jour même de son départ, le camp espagnol par sa feinte dévotion, et par lés apparences trompeuses de son dévouement. Après avoir entendu la messse et reçu les sacrements avec un recueillement peu commun, il fit sa retraite le 25 juin, des hauteurs de la Marmelade, avec une colonne de noirs à ses ordres, tua les Espagnols qui se trouvèrent sur son chemin, dispersa les postes qui ne voulurent pas se rallier à lui, et se rendit, par Plaisance et le Gros-Morne, aux ordres du général de Laveaux. Sa défection entraîna celle de plusieurs autres bandes, et la reddition de la Marmelade, de Plaisance, du Gros-Morne, d'Enneri, du Dondon, de l'Acul et du Limbé.

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On ne sait pas bien si Toussaint était né en Afrique ou dans la colonie. Il paraît cependant qu'il vit le jour en 1745, dans l'île de Saint-Domingue, sur l'habitation Bréda, voisine du Cap, et qui appartenait au comte de Noé, l'un des plus riches planteurs de la province du Nord. Des colons ont attaché un singulier amour-propre à rappeler que cet homme extraordinaire avait été leur esclave; et, s'il fallait croire toutes ces prétentions diverses Toussaint aurait fréquemment changé de maître; cependant, lors de la révolte des nègres, en 1791, il était encore au nombre des esclaves noirs de l'habitation sur laquelle on présume qu'il est né. Bayou de Libertas, procureur de cette plantation, avait pris, dès son jeune âge, Toussaint en grande amitié ; la conduite du jeune noir lui avait mérité ces égards : des l'âge de vingt-cinq ans il s'était marié, et il avait eu de son union une famille nombreuse qu'il chérissait.

Les quarante-cinq premières années de sa vie n'offrent guère de particularités intéressantes. Par les soins de Bayou, il avait appris à lire et à écrire, et il avait quelques notions d'arithmétique. Cette éducation, tout incomplète qu'elle était, l'avait fait élever au grade de postillon de son maître, condition qui le plaçait beaucoup au-dessus des autres esclaves; et ceux-ci avaient pour le postillon Toussaint un respect infini. Un grand nombre des noirs de l'habitation Bréda avaient pris part à l'in

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