Page images
PDF
EPUB

sans de l'ancien régime s'étaient réfugiés, accordaient l'accueil le plus empressé aux ennemis de la France, et, comme tels, les noirs révoltés étaient bien reçus de ces colons, pourtant si fiers. Ils allaient jusqu'à leur prodiguer des titres et des honneurs, qu'ils n'auraient pas offert en d'autre temps aux étrangers de race blanche, malgré le respect infini qu'ils témoignaient aux épidermes de cette couleur.

Macaya ne revint point : les Espagnols l'avaient nommé maréchal-de-camp pour le retenir parmi eux. Jean-François et Biassou, après avoir répondu par une proclamation publique aux propositions secrètes des commissaires, s'emparèrent de nouveau du camp de la Tannerie, et forcèrent le cordon de l'Ouest. Cette victoire des nègres esclaves fit une fàcheuse impression sur les soldats qui se retirèrent avec M. de Nully, qui avait embrassé le parti de M. Galbaud, sur la partie espagnole. A la nouvelle de cette défection, les commissaires envoyèrent des troupes fraîches sous la conduite d'un officier de fortune, leur créature, nommé Brandicourt; mais ces soldats suivirent l'exemple des premiers. La lettre suivante, écrite presque à cette occasion par les membres de la commission civile, à un chef des milices de couleur, a été citée par M. de La Croix, comme un document remarquable sur la situation des agents supérieurs de la République française à Saint-Do

mingue, au moment de cette défection; nous la transcrivons dans tout son contenu.

« Brandicourt était l'enfant gâté de la révolution: il lui devait toute son existence, il a trahi sa patrie, il a livré son poste, il a livré sa troupe, ses armes! il a voulu quitter un autre poste qui était sous ses ordres : à qui nous fier désormais? nous n'en savons rien !....

сс

Vous, enfants du 4 avril, vous, et tous vos frères, abondonnerez-vous la République, qui n'existe que par l'égalité, et hors de laquelle il n'y a point d'égalité? Nous laisserez-vous seuls soutenir la colonie et la République ? nous les soutiendrons au péril de nos têtes, et nos têtes ne tomberont pas !...

Prenez garde aux blancs qui vous environnent: leurs principes sont détestables; si vous vous laissez égarer ou dominer par eux, vous vous perdrez

avec eux.

« Les Espagnols et les brigands ont eu l'audace de vous attaquer; ils pillent, ils brûlent et font beaucoup de mal. Combattez-les, repoussez-les, entrez chez eux si vous pouvez vous avez du renfort en hommes, vous avez reçu une pièce de canon et deux cents livres de poudres. Vous en recevrez encore, nous allons prendre incessamment des mesures pour que vous en receviez aussi de bouche.

« Mais quel que soit le succès, ce ne sera pas par les Espagnols ni par les brigands que la colonie

périra; ce sera par les contrariétés que nous éprouvons de la part des propriétaires. Les désastres du Cap ont déjà donné une grande secousse; encore un pas en sens contraire à la direction que nous donnons, et tout est bouleversé. Nous ne serons plus les maîtres d'arrêter le torrent; le sol ne périra pas, les productions renaîtront, mais les propriétaires ne seront plus les maîtres.

« Si l'on cède aux Espagnols, aux brigands, ou si l'on s'amollit devant eux; disons mieux, si nous ne faisons pas la conquête de la partie espagnole, les Espagnols et les brigands envahissent, brûlent, pillent et dévastent tout.

« Si vous contrariez les mesures que nous prendrons graduellement pour préparer, sans nuire à la culture, un affranchissement qui désormais est inévitable, un affranchissement se fera tout à la fois par insurrection et par conquête; dès lors plus de culture, plus de propriété; que deviendra même la sûreté personnelle de tout homme libre, quel qu'il soit, quelle qu'en soit la couleur ? il ne restera plus à Saint-Domingue que le pur sang africain, et le sol ne sera plus qu'un monceau de cendres et de ruines.

« Vous avez parmi vous des philantropes imprudents, qui voudraient l'affranchissement subit et universel; ceux-là n'ont pas calculé ce que produirait cette révolution avec des hommes qui ne sentent pas encore la nécessité du travail, parce qu'ils

n'ont encore que des jouissances bornées, et qu'ils ont par conséquent peu de besoins. Vous avez parmi vous des aristocrates de la peau, comme il y en a parmi les blancs; aristocrates plus inconséquents, plus ingrats que les blancs. Ceux-ci n'humilient que leurs enfants, et ne les tiennent pas éternellement dans les fers; et vous, c'est de vos frères que vous vous déclarez les ennemis, ce sont vos mères que vous voulez retenir éternellement dans l'esclavage. Vous voulez être au niveau des anciens libres, et vous voulez conserver à jamais les monuments de votre origine servile! Ayez done enfin un républicanisme pur osez vous élever à la hauteur des droits de l'homme; songez que le principe de l'égalité n'est pas le seul, que celui de la liberté marche avant lui. C'est bien assez, c'est beaucoup trop que les intérêts mal entendus de la culture coloniale nous aient forcés jusqu'à présent de composer avec les premières lois de la nature, que la crainte des excès que pourrait commettre une peuplade encore brute, nous force d'attendre que la civilisation soit commencée, avant de la déclarer libre; ne lui laissez pas du moins le temps de sentir sa force et de déclarer son indépendance; car alors tous les maîtres sont perdus !... »

[ocr errors]

Cette lettre, où les commissaires avaient exhalé tous leurs chagrins, annonce assez qu'il connaissaient la source de tout le mal. Ils organisèrent néanmoins les bandes de Pierrot, et Polverel mar

cha sur l'Ouest à la tête d'un corps d'hommes de couleur, pour balayer la route et attaquer les frontières espagnoles; mais, malgré quelques succès partiels, cette tentative resta infructueuse.

Santhonax était demeuré au Cap, avec 1,800 soldats à peine, contre trente mille noirs qui l'entouraient. Dans ce pressant danger, le commissaire civil crut beaucoup faire pour le salut des blancs demeurés autour de lui, en prononçant, le 29 août, l'affranchissement général des esclaves. Polverel se trouvait dans l'Ouest au moment où cette déclaration fut promulguée; il put sentir quel coup elle portait aux esprits des propriétaires, et il prévit la faible impression qu'elle produirait sur les noirs, trop exaltés pour en être touchés, et qui croyaient tenir dans leurs mains bien plus qu'on ne leur offrait : cependant il se garda de la désaprouver publiquement. L'ordonnateur Delpech, qui venait d'être appelé à remplacer Ailhaud au sein de la commission civile, fut moins prudent dans le Sud ; il discuta hautement les droits de ses collègues à faire la déclaration qui venait d'émaner d'eux, et augmenta ainsi la confusion qu'elle produisait déjà, même parmi les hommes de couleur, propriétaires d'esclaves aussi-bien que les blancs.

Pour remédier à ce désordre, les commissaires prirent la résolution de se rendre tous trois dans l'Ouest, pour arrêter un plan uniforme; mais le commissaire Delpech tomba malade et mourut dans

« PreviousContinue »