Page images
PDF
EPUB

les victimes de cet usage féroce, par l'appât qu'elle offrait à la cupidité des maîtres; et, ce qui est moins douteux encore, c'est la résistance opiniâtre des malheureux qu'elle voulait entraîner loin de leur patrie, et leur douleur persévérante quand ils l'avaient quittée.

Les lois qui autorisaient la servitude en Afrique, défendaient au maître de vendre un homme né dans l'état d'esclavage; il pouvait seulement disposer des serfs qu'il avait acquis, soit à la guerre, où tout prisonnier était esclave à moins d'échange; soit à titre d'amende pour quelque tort qu'on lui avait fait; soit enfin qu'il les eût reçus en témoignage de reconnaissance. On sent que cette loi, qui semblait être faite en faveur de l'esclave-né, devint insuffisante quand le commerce européen eut fait hausser le prix des têtes sur les côtes de Guinée; et qu'elle dut se trouver éludée tous les jours par des querelles concertées entre les proprié taires, qui se faisaient condamner tour-à-tour et l'un envers l'autre, à une amende payable en esclaves-nés, dont la disposition devenait libre dès lors, d'après la lettre de la loi.

Les souverains, ces tuteurs-nés du peuple, loin d'arrêter de tels désordres, s'y livraient eux-mêmes avec d'autant plus de fureur qu'ils avaient plus de pouvoir.Non contents de multiplier les guerres pour se procurer des esclaves, ils avaient établi l'usage de punir par la servitude, non-seulement ceux qui

avaient attenté à la vie ou à la propriété des citoyens, mais encore quiconque se trouvait hors d'état de payer ses dettes, et jusqu'aux époux traîtres à la foi conjugale. L'esclavage était devenu, avec le temps, la peine des plus légères fautes, après avoir été d'abord réservé aux plus grands crimes. On ne cessait de porter les lois les plus dures, même sur des choses indifférentes, pour accumuler les revenus des peines avec le nombre des transgressions. On fit plus, on ne chercha même plus de prétexte. Dans un grand éloignement des côtes, il se trouvait des chefs qui faisaient enlever autour des villages tout ce qui s'y rencontrait. On jetait les enfants dans des sacs, on mettait un bâillon aux hommes et aux femmes pour étouffer leurs cris. Si les ravisseurs étaient arrêtés par une force supérieure, on les conduisait au souverain; mais celui-ci désavouait toujours la commission qu'il avait donnée, et, sous prétexte de rendre la justice, il vendait ses agents mêmes aux vaisseaux avec lesquels ils avaient traité de la capture que ceux-ci devaient faire.

Malgré ces ruses odieuses et si multipliées, les habitants de la côte se voyaient souvent hors d'état de fournir aux demandes que les marchands leur faisaient. La matière commerçable ne se renouvelant pas aussi rapidement que le prix qu'on en recevait était consommé, la balance devenait inégale entre le vendeur et l'acheteur: d'un autre côté, les besoins des consommateurs d'hommes

étaient plus forts que les productions; le prix de ces productions s'en augmenta, et vers le milieu du dernier siècle, bien qu'il ne fût que doublé pour le marchand africain, qui recevait en denrées d'Amérique deux fois le montant de la valeur primitive, il était quadruplé réellement pour le colon, qui vendait ces marchandises en Europe à un prix double de l'ancien. D'ailleurs, le prix des esclaves augmenta à mesure qu'il fallut aller les chercher plus loin dans les terres. Les profits des mains intermédiaires, les frais de voyage, les droits qu'il fallait payer aux souverains, chez qui l'on passait, absorbaient la plus grande partie du prix de vente.

Les marchands d'hommes s'associant entre eux et formant des espèces de caravane, conduisaient durant deux ou trois cents lieues plusieurs files de trente ou quarante esclaves, tous chargés de l'eau et des grains nécessaires pour subsister dans les déserts arides qu'il fallait traverser. La manière dont on s'y prenait pour s'assurer de ces captifs, sans gêner leur marche, mérite d'être rapportée. On passait dans le cou de chaque esclave une fourche de bois de huit à neuf pieds de longueur. Une cheville de fer, rivée, fermait la fourche par derrière de manière que la tête ne pouvait passer. La queue de cette fourche, d'un bois fort et pesant, tombait sur le devant et embarrassait tellement celui qui en était chargé que, quoiqu'il eût les bras et les jambes

libres, il ne pouvait marcher avec son fardeau ni même le soulever. Pour mettre la troupe en marche, on rangeait les esclaves à la suite les uns des autres, on appuyait et on attachait l'extrémité de chaque fourche sur l'épaule de l'esclave qui précédait, et ainsi de l'un à l'autre jusqu'au premier, qu'un conducteur menait comme en lesse.

Pour se livrer sans inquiétude au sommeil, ce conducteur attachait les bras de chaque esclave sur la queue de la fourche qu'il portait; dans cet état, il ne pouvait ni fuir, ni tenter quoi que ce fût pour sa liberté. Ces précautions avaient paru indispensables, parce que, si l'esclave parvenait à rompre sa chaîne, il devenait libre, et son acheteur perdait dès ce moment tous ses droits sur lui.

La traite des noirs se faisait au sud et au nord de la ligne. La côte méridionale connue sous le nom d'Angole, n'offrait que trois ports ouverts indifféremment à toutes les nations, Cabinde, Loange, Malimbe; et deux dont les Portugais étaient les seuls maîtres, Saint-Paul de Loando et Saint-Philippe de Benguela. Ces parages fournissaient à peu près un tiers des noirs qu'on importait en Amérique. La seconde côte, désignée sous le nom général de Côte-d'Or, et plus abondante en rades, n'était pas également favorable au commerce sur toute son étendue : les forts européens élevés dans plusieurs endroits en écartaient les marchands d'esclaves. On voyait ces noirs avides en bien plus grand

nombre à Anamabou et à Calbari, où les affaires se traitaient avec une liberté entière.

En 1778, il sortit d'Afrique 104,100 noirs. Les Anglais en avaient enlevé pour leurs îles, 53,100; leurs colons du continent septentrional, 6,300; les Français, 23,500; les Hollandais, 11,300; les Portugais, 8,700; les Danois, 1,200. Tous ces malheureux n'arrivaient pas à leur destination; il périssait d'ordinaire un huitième des nègres dans la traversée. Durant les dernières années, où la traite s'est faite légalement, on estimait à soixante mille le nombre des noirs importés pendant chaque campagne. En supposant qu'une tête coûtât sur les lieux trois cents livres, il faudrait porter à dixhuit millions la somme annuelle la Guinée reque cevait par le moyen de ce honteux commerce.

A l'exception des Portugais, qui s'acquittaient en tabacs et en eaux-de-vie qu'ils expédiaient de leurs possessions du Brésil, tous les peuples payaient les esclaves avec les mêmes marchandises: c'étaient des sabres, des fusils, de la poudre à canon, du fer, de l'eau-de-vie, des clincailleries, des étoffes de laine, surtout des toiles des Indes orientales, ou celles que l'Europe fabriquait et peignait sur leur modèle.

Les peuples du nord de la ligne avaient adopté pour monnaie un petit coquillage blanc des Maldives. Au sud de la ligne on connaissait pour signe de valeur, une petite pièce d'étoffe de paille, de dix-huit pouces de long sur douze de largeur. Ce

« PreviousContinue »