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ville, fondée depuis vingt ans à peine, fut renversée de fond en comble.

Le peuple et les chefs errants sur les décombres dans des nuages de poussière et de soufre, jetaient les cris du désespoir. La nuit ne disparut que pour leur rendre plus sensible l'horreur de leur situation; ils se rassemblèrent sur la place du Gouvernement; un grand nombre de prisonniers, et surtout ceux qu'en ce temps-là on nommait des rebelles, échappés à la mort, et rendus à la liberté, prosternés aux pieds du général et de l'intendant; les esclaves entourant leurs maîtres avec les signes et l'expression de la douleur, offraient un spectacle attendrissant, mais qui prouvait bien mieux la fidélité des uns que l'humanité des autres. Les esclaves ne furent pas mieux traités depuis qu'ils ne l'étaient avant ce désastre, et les prisonniers furent remis en captivité, ou rendus à des supplices que la nature ébranlée, dit un historien, semblait vouloir leur épargner en renversant les murs de leurs cachots.

On craignait la famine et non pas la révolte. Un citoyen, dont le zèle mérite d'être loué, proposa de s'embarquer pour la Jamaïque, et d'employer sa fortune et son crédit, qui étaient considérables, pour obtenir des secours; mais les capitaines des navires qui étaient dans la rade s'y opposèrent, disant qu'ils avaient à bord pour quinze jours de vivres, et que, pendant ce temps, il pourrait arriver

des navires de France, au préjudice desquels ils ne fallait pas autoriser le commerce avec les Anglais. Il fallait du temps pour relever les fours et pour les mettre en état de recevoir le chauffage; les capitaines se firent boulanger dans leurs navires, et distribuèrent du pain au peuple, sur des promesses de payer. On ne regardait ni à la qualité, ni au prix ; mais on peut dire que la qualité était mauvaise et le prix excessif. Aussitôt qu'il y eut des fours, et qu'on put faire du pain dans la ville, les capitaines haussèrent le prix de la farine, et il fallut employer la force et les menaces pour en obtenir à un taux raisonnable. Il y avait bien des pauvres dans la ville: un grand désastre est toujours suivi pour quelque temps d'une misère déplorable; et les agents du commerce de France redemandaient avec usure, à des familles infortunées, le pain que le besoin leur avait fait prendre. Ils employèrent contre elles toutes sortes de voies; c'étaient disaient-ils, des dettes sacrées; et, parce qu'on avait été nourri la veille, il fallait, selon eux, se priver, sans gémir, des moyens de subsister le len demain. Le gouvernement, en désapprouvant leur conduite, en secondait la rigueur; on murmurait, mais il fallait payer; et l'on apprit à ces infortunés qu'il y avait déjà des prisons, tandis qu'ils demeuraient encore sous des tentes.

La France, était alors en pleine paix sur toutes les mers des deux Mondes; cependant les habitants

de Saint-Domingue en reçurent pendant cette année moins d'armements que jamais. Ils accusèrent la métropole d'avoir calculé sur la sécheresse qui désolait leur île, et d'avoir craint que ses bâtiments ne revinssent sans fret des expéditions qu'ils pourraient tenter pour son approvisionne

ment.

et ils

Les malheureux esclaves du nord de Saint-Domingue éprouvèrent donc la famine la plus affreuse. Les dépendances du fort Dauphin, celle du GrosMorne, de Jean Rabel, en furent dévastées. La morue manquant entièrement, les Espagnols, dont les hattes ou prairies étaient dépeuplées chaque jour par une épizootie terrible, se mirent à saler ou à fumer tous leurs bestiaux malades ou morts, les apportèrent dans les établissements français. Ces viandes, connues sous le nom de tassau dans les colonies, et dont les nègres se gardaient bien de manger lorsqu'ils pouvaient se procurer des salaisons de bœuf et de morue, communiquèrent aux esclaves le germe de la maladie dont elles étaient infectées. Une espèce de peste, nommée charbon, se répandit dans toutes les habitations voisines des Espagnols ou des chemins qu'ils fréquentaient, et dans celles où les nègres avaient acheté de ce tassau. En moins de six semaines, plus de quinze mille colons blancs ou noirs périrent de cette terrible maladie, et ses ravages ne s'arrêtèrent que lorsque le gouvernement, les magistrats, et les habitants eux

mêmes eurent uni tous leurs efforts pour repousser le fléau introduit dans la colonie par la cupidité espagnole.

Mais ce ne fut pas assez des pertes nombreuses et rapides causées par la maladie, quinze mille nègres au moins périrent de faim, et le marronnage des esclaves s'augmenta dans la dépendance du nord, au point de faire craindre sérieusement pour la sûreté de la colonie.

Après un tel désastre, la culture des îles à sucre semblait devoir absolument cesser faute de cultivateurs; et ce qui restait de nègres sur les habitations périr faute de vivres. Les négociants des ports de France cherchèrent à se disculper de l'abandon dans lequel ils avaient laissé les colonies, sur ce que celles-ci ouvraient clandestinement leurs ports au commerce étranger. Les colons excusaient leurs relations avec l'étranger, par la nécessité même de la position où le commerce français les avait placés; la Martinique surtout avait à rappeler la conduite barbare des négociants français après les désastres affreux de l'ouragan de 1766, lorsqu'ils désertèrent ses rivages dont ils n'avaient plus de récoltes à exporter, la laissant dans l'impuissance totale de réparer ses pertes, si le commerce étranger n'eût donné du pain à une population de cent mille ames.

Cependant, d'une part, on ne cessait de solliciter la suppression des deux entrepôts; de l'autre, les

colonies demandaient qu'on leur en accordât un plus grand nombre, et surtout qu'on fît un meilleur choix pour la localité de ceux qu'on voudrait établir.

Au mois de novembre 1775, on crut devoir s'occuper de nouveau de cette importante affaire. M. de Sartines manda de chaque port des négociants choisis leurs confrères. Le but de cette convopar cation ministérielle était de discuter entre les deux parties, les députés du commerce français et ceux de la culture coloniale, les questions qui les séparaient depuis si long-temps, et sur lesquelles il était intéressant au bien de l'État qu'on pût enfin s'entendre.

Les députés des ports avouèrent que le commerce de France avait presqu'entièrement abandonné la Martinique, la Guadeloupe et la partie du sud de Saint - Domingue; ils ajoutèrent que, si les efforts qu'ils feraient dans le cours de dixhuit mois n'étaient pas suivis d'un succès plus grand que par le passé, il serait juste de distraire de la loi prohibitive les articles qu'ils se seraient trouvés hors d'état de livrer; mais ils garantissaient, comme l'avaient fait les députés leurs prédécesseurs, en 1765, que le commerce national mettrait facilement les colonies en état de se passer de tout secours étranger. En retour de ces assurances, et, pour le mettre en état de les réaliser, ils demandaient:

Des facilités pour le transport et pour l'entrepôt en France des marchandises propres au commerce

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