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à la fois, et passèrent les mers pour demander la suppression d'une loi qui venait d'apporter de si tristes fruits. On s'appuyait surtout, dans ces réclamations, sur la cession récente des colonies continentales, qui rendait désormais sans objet le régime des anciennes prohibitions.

Après deux années, le conseil d'état, par un arrêté du 29 juillet 1767, autorisant deux entrepôts dans les colonies françaises, rendit neutre le port du Carénage à Sainte-Lucie, pour les îles du Vent, et celui du môle Saint-Nicolas pour Saint-Domingue. Il fut permis à l'étranger d'y apporter seulement du riz, des bois, des légumes et des animaux vivants; on continuait d'y défendre l'importation des viandes et des poissons salés et celle des ustensiles de toute espèce.

Les négociants des ports se récrièrent hautement contre cet arrêt; leur cris furent vains, et l'ordonnance du 29 juillet 1767 reçut son exécution.

Cependant l'expérience prouva qu'on avait trop compté sur les avantages que les colonies semblaient devoir retirer des mesures nouvellement adoptées. Le bien qu'on en attendait fut presque réduit à rien, parce que les opérations étaient lentes, et le cabotage difficile entre toutes les parties de l'île et les deux seuls ports où l'entrepôt fût permis; d'ailleurs des avaries fréquentes, les frais d'un double transport, ceux de l'entrepôt même renchérissaient considérablement les objets d'une faible valeur intrinsèque qu'on en pouvait tirer.

La contrebande, qui naîtra toujours d'un ordre de choses qui place le prix vénal des objets hors de la proportion de leur valeur réelle, prit une nouvelle activité aux dépens même du commerce intérieur des iles. Ce fut surtout dans le choix du môle Saint-Ni oclas, comme port d'entrepôt, que l'inexpérience des auteurs de l'arrêt de 1767, se fit sentir davantage. La situation du môle, séparé du Cap par une côte de soixante lieues, qui n'offrait aucune sécurité aux stations des pataches du domaine, surtout dans les temps orageux des équinoxes, rendait faciles toutes les entreprises furtives des contrebandiers

Les caboteurs, qui devaient porter dans la rade les sirops et les tafias de l'île, y faisaient enlever sous ce prétexte, les sucres, le café l'indigo qu'ils pouvaient recueillir. Ces caboteurs, gens de toutes nations et de toutes couleurs, faisaient un tort considérable aux habitants du littoral; ils se répandaient par toute la côte, et achetaient pendant la nuit des denrées, volées le plus souvent aux propriétaires par leurs esclaves. Quelques-uns d'entre eux enlevèrent des nègres dans leurs bateaux, et disparurent, sans doute pour aller revendre ces malheureux dans les possessions étrangères de l'archipel.

Dans le plan quiavait décidél'établissement d'un entrepôt, au Môle on s'était flatté que le cabotage qui en résulterait, fournirait pour les guerres à venir, une quantité de matelots expérimentés: mais quand les hostilités recommencèrent entre la France

et l'Angleterre, ces hommes que l'espoir d'une fortune rapide avait attirés dans l'île, disparurent tout à coup. Une partie alla s'enrichir sur les corsaires ennemis, et ne se ressouvint guère de l'hospitalité qu'elle avait reçue dans les îles françaises, que pour en ravager les côtes qu'elle avait appris à

connaître.

D'un autre côté, la cour de France fut encore trompée dans son intention de faire baisser, par cette voie, le prix des marchandises dont elle permettait l'introduction, et de procurer aux habitants de la colonie la prompte défaite des sirops et des autres productions dont elle n'avait pas réservé le privilége au commerce de la métropole.

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Les négociants établis au môle Saint-Nicolas, liés ensemble par un acte d'union, fixaient euxmêmes le prix des objets importés dans l'île et ils avaient pris leurs mesures pour qu'aucune denrée étrangère ne pût passer dans d'autres mains que les leurs ; ils s'étaient faits aussi les consignataires de toutes les marchandises apportées de l'intérieur pour l'échange. De leurs magasins, les denrées du dehors passaient dans les vaisseaux des caboteurs, et de ces vaisseaux dans les mains des négociants du Cap, accapareurs de troisième main, chez lesquels elles arrivaient décuplées de prix, et souvent avariées. Les sirops éprouvaient les mêmes virements, dans le sens inverse, et il

n'était pas rare de voir le riz, dont l'acquéreur du Môle avait originairement donné quinze ou dixhuit livres au marchand de la Nouvelle-Angleterre, livré à la consommation sur le pied de soixante à soixante-dix livres ; et le sirop, que l'habitant avait été forcé de donner en échange au commerçant du Cap, comme représentant une valeur de vingt-cinq ou trente sols, être payé jusqu'à quarante livres au môle Saint-Nicolas. Des fortunes rapides s'élevèrent en peu de temps sur ce rocher inculte, et dans la capitale du gouvernement; mais leur accroissement n'eut lieu qu'aux dépens de la richesse publique, et le monopole qui leur donna naissance, en même temps qu'il ruinait la colonie, éloigna pour jamais de ses rades le commerce étranger, qu'il rançonnait si durement.

En somme, l'établissement d'un entrepôt au môle Saint-Nicolas ne fit pas tout le bien qu'il aurait pu faire, et amena de grand maux, surtout en ce qu'il entretint une espèce d'hommes qui, pendant la paix, recelaient les vols des nègres; et qui, pendant la guerre, ne servirent que les ennemis de la France: c'est l'effet ordinaire des demi-mesures, de n'ouvrir au bien qu'une porte très étroite, et de laisser à tous les abus un libre passage.

Il serait difficile d'apprécier au juste à quelle somme pouvait se monter la contrebande qui se faisait à cet entrepôt, que sa situation ne permettait pas de surveiller dans tous les temps, et qui ne le fut

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exactement dans aucun : ce n'est peut-être pas tomber dans l'exagération, que de l'estimer à quinze ou vingt millions.

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Cependant il est à remarquer que, malgré cette somme énorme enlevée au commerce régulier, jamais les exportations sur les vaisseaux français n'avaient monté plus haut qu'à cette époque quoiqu'elles eussent pu s'élever encore, si l'on eût adopté des vues moins étroites, et que le haut prix des denrées, qui résultait du vice de ces vues, n'eût pas fait de la fraude une sorte de nécessité.

Il semble que le peu de bien que l'arrêt de 1767 avait causé à la colonie, aurait dû éclairer sur le mal qui marchait à sa suite, et en indiquer le remède. Huit ans s'écoulèrent pourtant avant qu'on songeât à quelque amendement; cependant dès l'année 1770, un grand désastre avait dû donner une grande leçon.

Au mois de juin 1770, l'île entière de Saint-Domingue fut bouleversée par un tremblement de terre, tel qu'on n'en avait point eu d'exemple dans les Antilles, où ces phénomènes ne sont pourtant pas rares. Tout espoir de récolte fut anéanti par ce désastre; presqu'en aucun lieu, les édifices publics ou privés ne restèrent debout. Le Port-au-Prince se ressentit surtout de cette affreuse calamité. Cette

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