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n'avait pris le sage parti de céder. Cet état de confusion extrême dura deux ans. Enfin, les inconvénients qu'entraîne l'anarchie, ramenèrent les esprits à la paix, et la tranquillité se trouva rétablie sans les remèdes violents de la rigueur.

LIVRE TROISIÈME.

L'ANNÉE 1724, qui vit la fin des troubles excités par l'abus du système des compagnies, semblait annoncer des temps plus heureux au commerce de la colonie de Saint- Domingue. Elle n'obtint qu'une partie des améliorations qu'elle avait droit d'espérer; le seul bien qui résulta de ce nouvel ordre de choses, c'est que toute la partie française de l'île fut dès lors gouvernée par les mêmes lois commerciales; c'est-à-dire qu'on permit à tous les sujets de la couronne de France, d'y faire librement le négoce d'importation et d'exportation, sous la réserve des droits du fisc, qui avaient été d'abord de six livres par tonneau. Un arrêt du 9 décembre 1669 avait changé ce droit en celui de cinq pour cent du prix des marchandises; en juin 1671, il fut réduit à trois; c'est à ce taux qu'il s'est maintenu, jusqu'au moment de la révolution de 1789.

Un impôt de cette nature n'eût pas semblé exorbitant, si des lois prohibitives de tout commerce étranger n'étaient venues, en 1727, rétablir sous une autre forme le régime des priviléges,

qu'on avait cru ́détruire en révoquant les lettrespatentes accordées aux compagnies. Seulement, ce ne fut plus une société particulière qui exporta à son profit les productions des Indes occidentales; le commerce entier de France fut intéressé à ce monopole ; et d'après ce principe faux que les colonies sont créées pour la mère-patrie, la cupidité de l'une fut écoutée, et l'on ferma l'oreille aux plaintes de l'autre.

L'exemple de l'Angleterre, et la prospérité dont jouissaient ses colonies sous le règne des lois prohibitives, les avaient fait adopter en France sans réflexion; il suffisait aux politiques de l'époque qu'elles réussissent à la Jamaïque, pour qu'elles dussent faire le bonheur de Saint-Domingue: pourtant la situation respective des deux états était bien différente. L'Angleterre qui fermait les ports de ses îles aux denrées et aux productions étrangères, possédoit dans le continent du nord de l'Amérique des états vastes, populeux, riches en bestiaux, en bois de construction, en mines de fer; ses flottes étaient maîtresses de l'Atlantique, et son commerce cosmopolite assurait à ses négociants de la métropole le placement des denrées, qu'elle ne permettait pas à ses colons de livrer aux neutres dans leurs ports. La France, au contraire, ne possédait sur le continent américain que le Canada et le Mississipi, encore incultes, peuplés à peine, mal défendus, dépourvus de canaux et de toutes

les ressources d'une navigation intérieure, et incessamment menacées par toutes les forces de l'Angleterre. Elle espérait que ces deux colonies pourraient suffire à pourvoir aux besoins des îles à sucre, dont le sol généreux produisait toutes les richesses, excepté celles dont le défaut constitue la misère au milieu de l'abondance de toutes les autres. Le Mississipi et le Canada devaient approvisionner toute la partie française de l'archipel occidental, de bestiaux, de riz, de salaisons, d'ustensiles, dont ces pays manqueraient le plus souvent eux-mêmes pour leur consommation intérieure. En temps de guerre, ce faux système, déjà si funeste pour la paix, plaçait les colonies dans un état de blocus continuel. En 1745, tandis que la France applaudissait aux triomphes de Fontenoy, les îles des nouvelles Indes étaient en proie à toutes les horreurs de la famine. Cet état de détresse se renouvela encore en 1756, quand la guerre se fut rallumée entre les puissances d'Europe, après la paix générale d'Aix-laChapelle. On vendit jusqu'à six cents livres, dans les îles du Vent et à Saint-Domingue, un baril de farine qui pesait bien moins de deux quintaux ; une barique de vin de Bordeaux, coûta jusqu'à mille deux cents livres, c'est-à-dire que le prix en fut décuplé cependant les sucres étaient tombés à trois livres le quintal; le café n'en coûtait guère que dix, quand il trouvait des acheteurs, et l'on vit une

paire de souliers se vendre jusqu'à quinze cents livres pesant de sucre brut.

La misère des habitants devenait plus forte, selon que chacun d'eux avait plus d'esclaves; un grand nombre de planteurs permirent à leurs noirs d'aller travailler où ils voudraient, parce qu'ils ne pouvaient plus les nourrir; et ces malheureux périrent la plupart, sans avoir trouvé quelques vivres, en retour de leurs bras qu'ils offraient. La paix de Paris, qui survint en 1763, et qui termina, par la cession du Canada et du Mississipi, cette guerre désastreuse, parut devoir åmener un nouvel ordre de choses pour les îles à sucre. La Guadeloupe, la Martinique, la Grenade, Saint-Vincent et Sainte-Lucie, prises par les Anglais déjà depuis quelque temps, avaient alors à peu près réparé leurs pertes, sans les avoir oubliées. Saint-Domingue, qui avait échappé à ces conquérants, était prêt à les appeler dans son sein. Plus de la moitié de ses esclaves avaient péri; son sol était sans culture : son administration coloniale ne put prendre sur elle de faire une infraction ouverte aux lois de 1727; mais la situation déplorable de l'île força les chefs du gouvernement à fermer les yeux sur la contrebande qui s'y organisa de toutes parts.

Ce remède, ou plutôt ce palliatif aux maux qui désolaient la colonie était insuffisant, et l'état de choses qui en résultait était tout-à-fait précaire. Un grand nombre de réclamations se firent entendre

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