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tages par un admirable talent oratoire. Après avoir profondément médité son sujet et avoir résumé en de simples notes le résultat de son travail, il hasardait ses leçons avec si peu d'hésitation, avec des expressions si remarquables de propriété, de précision et d'élégance, avec des phrases si pleines et si bien finies, qu'on croyait entendre un discours. écrit prononcé avec le charme de l'improvisation. On reconnaissait aussi cette puissance de méthode, partage d'un esprit supérieur, qui répand l'ordre et la clarté dans les matières les plus difficiles. Après avoir préparé l'esprit de ses auditeurs par quelques idées générales et par des résumés historiques aussi intéressants que rapides, il mettait sous leurs yeux le texte de la loi, analysait les articles, les mettait en lumière avec les motifs et en faisait jaillir des questions choisies avec discernement; puis, dans une discussion claire, concise et substantielle, il développait cette sagacité et cette pénétration qui laissent les fausses routes, courent droit au but, découvrent et exposent les véritables doutes et choisissent une solution qui se défend toujours par des arguments graves et solides. Enfin on admirait surtout en lui ce talent souple et flexible, qui passait des détails minutieux de la procédure civile aux considérations les plus élevées du droit criminel, si favorable à l'étendue de son esprit et à la sage indépendance de son caractère (1). »

Cet enseignement si plein de promesses ne dura pas même deux années. Épuisé par des travaux qu'on comprend à peine qu'il ait pu accomplir en si peu de temps, il tomba tout à coup malade dans le mois de septembre 1835 et fut enlevé en quelques jours. Sa mort fut un deuil pour ses élèves et pour l'École tout entière. Elle fut surtout un deuil pour la science qu'il avait ravivée par son talent et qui déjà l'entourait d'une renommée que l'avenir aurait grandie.

« Personne, dit encore M. Poret, dont nous aimons à citer les paroles, personne ne put refuser son hommage à cette mémoire si pure. Elle est restée sainte et douloureuse dans le cœur de ceux qui ont connu Boitard plus particulièrement. C'était un homme grand, d'une noble figure, grave et jeune, imposante et modeste. A la première vue, il pouvait paraître froid et réservé; si vous l'approchiez de plus près, vous trouviez un homme doux, simple, aimable et même gai; mais au fond de cette gaieté le sérieux et le solide se sentaient toujours. Une intelligence ouverte à toutes les idées, une âme ferme et affectueuse, lui gagnaient votre confiance. Vous lui eussiez volontiers demandé un service, sûr qu'il serait rendu avec simplicité. Il était de ces hommes qu'on n'oublie pas. Nous l'avons connu cinq années, dont chacune fut marquée par le progrès de son talent et de sa réputation. Sous le développement

(1) Revue de législation, 1835, p. 70.

des idées et dans la différence des situations, se conservait le même fonds de sentiment. C'était toujours la personne qu'on avait aimée d'abord avec un mérite nouveau. On pouvait applaudir à ses succès sans mélange d'inquiétude. Son caractère était à l'épreuve même de la gloire. »

Les deux cours que faisait Boitard, pendant les deux années de son professorat, ont été sténographiés avec un soin religieux par un de ses élèves, M. de Linage, qu'avaient séduit la parole savante et facile et la méthode lucide et sûre du jeune professeur; et ses leçons, qui n'ont été publiées qu'après sa mort, ont pris place parmi les œuvres les plus éminentes de la science du droit. Cette publication, à laquelle il n'avait jamais songé, et qui est venue saisir à son insu les premiers essais de son enseignement, le premier essor de sa pensée, a tout à coup consacré

son nom.

Les leçons de procédure civile, complétées par le concours d'un savant professeur, M. Colmet d'Aage, sont devenues le livre classique de cette matière, jusque-là presque inaccessible à l'étude.

Les leçons de législation criminelle ont eu le même succès. C'était un premier pas tenté dans une voie à peu près inexplorée à cette époque, un premier développement de l'enseignement du droit pénal. Cette branche du droit général, qui n'est pas la moins importante peutêtre, puisqu'elle contient la garantie de tous les droits et la sanction de toutes les lois, n'avait eu jusqu'alors, par suite de l'organisation des cours, qu'un organe incomplet dans l'École. Elle était comme rejetée des études et répudiée par la science elle-même. On affectait de ne trouver dans le droit pénal qu'une application étroite de textes arides. On soupçonnait à peine qu'il forme à lui seul une vaste science; il ne peut marcher en effet qu'en s'appuyant à chaque pas sur les autres sciences morales; lié par des nœuds intimes au droit public, il participe de son intérêt politique et suit tous ses progrès; enfin il touche à toutes les questions sociales, à tous les problèmes que soulèvent les misères et les souffrances de l'humanité. A une telle étude il fallait un enseignement principal la création de la chaire de législation pénale comparée et le cours savamment développé de l'éminent professeur qui occupe cette chaire ont rempli cette lacune. Mais cette création a été due peut-être aux premiers travaux qui en ont révélé la nécessité, aux premiers efforts qui ont démontré l'intérêt que ce cours pouvait exciter, et notre reconnaissance doit se reporter sur le jeune suppléant qui sut d'abord élargir la chaire étroite que les règlements lui avaient confiée.

Le mérite de ces leçons, si rapidement préparées, est universelle

ment reconnu. Ce qui frappe avant tout à leur lecture, c'est la clarté de leurs explications, ce sont les lumières vives et franches qu'elles répandent sur les matières qui en sont l'objet. La parole du professeur jaillissait si précise et si sûre, il possédait si parfaitement la langue du droit, que les expressions les plus exactes s'offrent d'elles-mêmes à sa pensée pour la formuler. On croirait que toutes ses observations ont été travaillées et écrites, et l'on est pris d'étonnement quand on apprend que l'improvisation les a produites avec cette propriété de mots et cette netteté de vues.

Il procède par voie d'analyse: au lieu de poser avec autorité les règles générales du droit, il fait assister pour ainsi dire son auditoire à leur élaboration, il lui fait peser les raisons opposées qui se débattent dans la solution et fait toucher au doigt la légitimité de cette solution. Son argumentation forme le jugement en même temps qu'elle l'éclaire. Elle attache l'esprit parce qu'elle l'arrête aux phases diverses de chaque question, lui rend compte des objections et le conduit ainsi au terme de la discussion, au lieu de se borner à lui imposer une décision toute faite. Quand les textes de la loi fournissent une règle, il prend soin, pour la démontrer et pour en expliquer le sens et la portée, de rassembler tous les cas analogues qui l'étendent ou la restreignent, de citer tous les articles qui de près ou de loin en ressentent l'application, et il arrive ainsi à jeter sur la législation des vues d'ensemble et à l'éclairer par des rapprochements inattendus. Cette méthode, qui indique dans le professeur la pleine possession de sa matière, est merveilleusement propre à l'explication des textes et à l'indication de l'esprit qui les anime.

Mais on ne doit pas demander à ce livre autre chose que ce lumineux commentaire de nos codes. On ne doit point y chercher les théories du droit pénal. Le professeur ne s'égare point à travers les différents systèmes qui ont divisé la science, il ne scrute et n'interroge ni les conditions de l'incrimination des actions, ni les éléments de la pénalité, ni les fondements ou les formes des juridictions pénales. Esprit essentiellement pratique, il ne remonte pas aux sources de la loi, il se borne à en frayer le cours, en rendant ses abords faciles et accessibles à tous. Son but a été d'initier les élèves à des codes qui leur étaient fermés, de les familiariser avec cette partie trop négligée de la législation, de développer et de mettre en mouvement l'action de la justice criminelle. Ce but a été complétement atteint. Chaque leçon renferme l'explication la plus nette et la plus lucide des dispositions qui en font l'objet. C'est une analyse admirable par sa précision et sa clarté des articles qui y sont examinés. Ne recherchez ni les investigations scientifiques, il les dédaigne, ni le rapprochement des législations, il le juge inutile; son

plan ne comporte ni ces savants écarts ni cette érudition. Il lui suffit d'énoncer toutes les notions nécessaires à l'intelligence et à l'application des codes qu'il commente. La science pure occupe une région plus élevée, mais son étude n'attire qu'un petit nombre d'adeptes. Ces leçons, qui renferment tous les éléments essentiels à la pratique des affaires, s'adressent, au contraire, au grand nombre des élèves qui doivent recruter les rangs de la magistrature et du barreau.

Quelquefois seulement notre professeur se laisse aller, chemin faisant, à l'appréciation théorique de quelques dispositions de la foi, et ses vues judicieuses et saines font regretter qu'il soit sobre en général des discussions de cette nature. C'est ainsi qu'en examinant les peines en général, les faits d'excuse, les circonstances modificatives de la criminalité et l'exercice des deux actions publique et privée, il se livre à des dissertations d'un grand intérêt et qui ont souvent été citées. On comprend, en les lisant, qu'il a dû en coûter à l'esprit scientifique du professeur de ne pas multiplier ses excursions sur le terrain de la théorie et qu'il n'a cédé qu'à l'idée systématique de féconder son enseignement en le simplifiant.

Mais, pour réaliser cette idée, il était peut-être inutile de mettre en avant deux propositions dont l'exactitude peut être contestée et qui, placées en tête de la première leçon, semblent avoir pour objet de justifier le plan du professeur: « L'étude et la connaissance de l'ancien droit criminel, intéressantes pour le moraliste et même pour l'historien, me paraissent, dit-il, importer assez peu au jurisconsulte pour l'application pratique des lois sous lesquelles nous vivons: on peut en donner deux raisons. D'abord la nature même des lois pénales indique suffisamment que le juge ne jonit pas, dans l'application de ces lois, de cette latitude d'interprétation dont nous usons tous les jours en matière de droit civil. La nature des lois pénales dit assez que tout doit s'y prendre à la lettre, qu'il n'est pas permis en général d'aggraver contre un prévenu la disposition précise d'un texte à l'aide d'arguments tirés de textes anciens. Ensuite, une autre raison plus directe encore paraît ôter tout intérêt pratique à l'étude détaillée des anciennes lois criminelles françaises : c'est que nos lois nouvelles ne sont pas, comme dans les matières civiles, la reproduction plus ou moins fidèle, plus ou moins exacte de principes admis autrefois. Dans le droit pénal, presque tout est nouveau, presque tout a ressenti vivement l'influence des temps, des mœurs, des révolutions. >>

Si l'auteur s'était borné à dire que l'étude de l'ancien droit criminel n'est pas rigoureusement nécessaire à l'application pratique de nos codes, je n'aurais pas pensé à relever cette proposition, quoiqu'elle me paraisse un peu absolue; mais je ne puis admettre la double raison qu'il

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allègue à l'appui, à savoir, la rénovation complète du droit criminel et le principe d'interprétation littérale qui exclut le concours de la doctrine; et c'est parce qu'il me semble dangereux de laisser ces deux propositions étendre leur ombre malsaine sur ce livre tout classique, que je crois devoir m'arrêter quelques instants sur ces deux points.

Est-il vrai, d'abord, que le droit pénal soit un droit nouveau, que ces sources soient tout entières dans les décrets de l'Assemblée constituante, et qu'au delà de ces lois on ne trouve que des monuments curieux pour l'histoire, mais inutiles à la science? Ouvrez le Code d'instruction criminelle, parcourez ses principales dispositions et vous pourrez vérifier aisément que toutes celles qui sont relatives à la mise en mouvement des actions publique et civile, aux droits et aux obligations du ministère public et des parties lésées, ont leur germe dans les ordonnances de 1539 et de 1670; que les formes de l'instruction écrite remontent, à travers ces mêmes ordonnances, à une source plus ancienne encore, à la pratique des juridictions ecclésiastiques; que l'iustruction orale et publique, consacrée par la loi du 28 sept.-6 oct. 1791, n'a été qu'un retour aux pratiques qui étaient appliquées en France avant l'introduction de la procédure secrète au seizième siècle, qu'une imitation des règles de la procédure grecque et de la procédure romaine; enfin que les dispositions qui ont pour objet les voies de recours retrouvent leurs premiers vestiges dans les coutumes féodales.

La plupart de nos institutions judiciaires n'ont également de moderne que la forme qui les a reconstituées : l'institution du juge d'instruction est née de la procédure extraordinaire par récolements et confrontations qui fut établie en France dans les premières années du seizième siècle. L'institution du ministère public, sortie au quatorzième siècle de la lutte des juridictions royales contre la féodalité, s'est maintenue avec le même caractère, et on pourrait presque ajouter avec les mêmes attributions. Nos juges permanents ne font que continuer, souvent avec la même compétence, les baillages et sénéchaussées et les cours de parlement. Le jury lui-même, si la définition de ses pouvoirs est nouvelle, prend son origine dans les héliastes d'Athènes, dans les judices jurati des questiones perpetuæ de Rome, dans les boni homines appelés dans les justices de la première race, dans le concours des vassaux et des hommes de fiefs aux justices seigneuriales, dans la présence des bourgeois dans les assises des communes au douzième siècle, dans celles des pairs de l'accusé dans les cours féodales. Enfin, dans le Code pénal même, si le système de la pénalité a été renouvelé, l'incrimination qui juge et apprécie la moralité des faits, qui pose les différents degrés de leur moralité, qui recherche et analyse les nuances qui les séparent, cette incrimination, en qui résident toutes les difficultés du droit pénal, a pris la plu

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