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part de ses règles, de ses distinctions, de ses appréciations dans les études de nos anciens légistes.

Et c'est là, je l'ai déjà dit, ce qui fait la force des législations. Elles résistent mieux aux efforts des temps lorsque leurs racines les rattachent profondément au passé. L'humanité marche en avant chargée de l'expérience des siècles; pourquoi répudierait-elle ce riche héritage de leurs travaux et de leurs conquêtes ? Chaque génération apporte sa pierre, et l'édifice de la science grandit peu à peu; chaque siècle laisse échapper quelque rayon qui se projette sur les siècles suivants. Les lois les plus barbares ont recélé le germe de principes qui sont devenus féconds. C'est cette succession de lents essais, de difficiles épreuves, de patientes applications, qui constitue le progrès de la législation, comme les grains de sable successivement apportés par les flots forment l'alluvion. La législation modifie plus qu'elle ne crée, elle perfectionne plus qu'elle n'invente, elle développe plus qu'elle ne détruit. Si elle se hasarde quelquefois dans de téméraires innovations, ses écarts ne durent pas, et bientôt elle revient par quelques points aux principes que le temps a approuvés, et qui sont les vrais fondements de sa puis

sance.

Je m'arrêterai un peu plus longtemps, en répétant ce que j'ai exprimé ailleurs, sur la question de l'interprétation juridique, car c'est là l'une des thèses les plus contestées de la jurisprudence criminelle. Cette querelle n'est point un fait nouveau, elle remonte à des temps éloignés ; elle ne fait que continuer une discussion qui divisait, dans la jurisprudence romaine, les proculéiens et les sabiniens : les premiers se rattachant sur ce point à une doctrine ancienne, n'admettant d'autre interprétation que l'interprétation grammaticale; les autres, dominés par la règle de l'équité, et plaçant la raison de la loi au-dessus de ses textes, et l'interprétation logique au-dessus de la grammaticale. Nos anciens légistes s'étaient ralliés à cette dernière doctrine, et l'appliquaient sans scrupule en matière pénale. Lorsque le doute se trouvait dans les termes des édits, lorsque ces termes étaient obscurs ou insuffisants, il était de principe que les juges pouvaient y suppléer. On était arrivé jusqu'à poser en maxime que les juridictions appelées à statuer sur un fait non prévu par les ordonnances devaient appliquer la peine du crime qui avait le plus d'analogie avec le fait incriminé. La règle professée par tous les anciens criminalistes était que les crimes ne doivent jamais demeurer impunis, et que les lois, qui ne veulent jamais cette impunité, doivent dès lors être prises dans leur sens le plus étendu : Cùm agitur de delicto puniendo, lata interpretatio sumi debet. Jean Bodin n'hésite même pas à soutenir que les juges pouvaient appliquer la peine de mort dans les cas où les édits ne l'avaient pas prononcée. Telle était, malgré

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les contradictions de quelques légistes et notamment de Suarez, la doctrine qui dominait toute la pratique.

C'est à la vue de ce désordre juridique que Montesquieu posa cette célèbre distinction: « Plus le gouvernement approche de la république, plus la manière de juger devient fixe. Dans les États despotiques, il n'y a point de lois, le juge est à lui-même sa règle. Dans les États monarchiques, il y a une loi, et où elle est précise le juge la suit; où elle ne l'est pas, il en cherche l'esprit. Dans le gouvernement républicain, il est de la nature de la constitution que les juges suivent la lettre de la loi. Il n'y a point de citoyen contre qui on puisse interpréter une loi, quand il s'agit de ses biens, de son honneur ou de sa vie. » Beccaria a généralisé cette dernière proposition en faisant avec raison abstraction de toutes les formes de gouvernement: il veut qu'en matière pénale l'interprétation soit toujours et nécessairement littérale.

Cette opinion a été, surtout dans ces derniers temps, combattue avec une certaine vivacité. On a dit que l'interprétation logique, qui se fonde soit sur le motif, soit sur l'intention déclarée ou présumée du législateur, doit s'appliquer aussi bien à la loi pénale qu'à la loi civile ; qu'aucune différence entre les droits qui résultent de l'une ou de l'autre n'est sensible; que le droit particulier que la philosophie moderne a voulu placer dans chaque application de la loi pénale n'existe nullement; que, lorsque la raison d'application est la même, on ne fait que se conformer à la loi en l'étendant du cas prévu au cas non prévu; que sans doute le juge ne doit point lutter contre un texte clair, mais qu'il doit s'animer de l'esprit du législateur, se pénétrer du motif qui a dicté ce texte, et ne point hésiter à le développer toutes les fois que l'interprétation logique le conduit à cette extension.

Il est certain que l'interprétation purement littérale, rigoureusement entendue, aurait des conséquences étranges. Comment admettre que la loi pénale soit si minutieusement circonscrite que chacun de ses termes doive être pris dans sa signification la plus absolue? qu'il faille accepter, dans un texte, non son sens réel, mais le sens illogique qu'une locution vicieuse ou sa construction grammaticale lui imposera ? que l'application générale d'une règle légale, quand elle est clairement écrite, soit subordonnée à la condition impossible qu'aucune phrase, aucun mot, ne pourront soulever quelque doute, quelque difficulté ? Le langage des sciences morales est imparfait, et la rédaction de la loi pénale, par cela seul qu'elle tend à généraliser ses formules, manque de précision. Fautil s'arrêter à chaque disposition, à chaque période, parce qu'une expression est vague, équivoque, susceptible de plusieurs significations? faut-il attendre, à chaque ombre de la loi, que le législateur l'ait dissipée ? La loi pénale, comme toutes les lois, a des principes généraux,

un ensemble de dispositions qui se coordonnent entre elles, des textes qui s'animent et se meuvent au souffle des mêmes règles; elle est l'œuvre systématique d'une théorie générale, l'application d'une doctrine qui la domine tout entière. Il est évident qu'elle ne peut vivre que par le travail d'une interprétation scientifique qui rapproche et coordonne ses termes, qui explique ses locutions obscures, qui dégage ses maximes et assure leur étendue.

Mais de là suit-il qu'il faille lui appliquer les règles qui servent à l'interprétation de la loi civile ? Celle-ci, qui se borne à régler les rapports des citoyens entre eux, trouve son complément naturel dans l'équité d'abord et ensuite dans l'usage. Il n'en est point ainsi en matière pénale. Toute loi pénale est composée de prohibitions et de préceptes : le législateur prévoit non-seulement les rapports des citoyens entre eux, mais leurs rapports avec l'État ; il apprécie leurs actes; il définit ceux qu'il considère comme illicites et dangereux, il les défend et les punit. Or, n'est-il pas de la nature de toute défense de se renfermer strictement dans ses termes? Est-ce que, à la limite où elle expire, il n'y a pas un droit qui commence ? Il importe peu que l'acte commis sur cette limite participe sous quelque rapport de l'acte prohibé; il suffit que, par un point, par une circonstance quelconque, il en diffère pour que la prohibition ne l'atteigne pas, car tout acte qui n'est pas expressément interdit est nécessairement permis. Où s'arrêtent la sollicitude et la prévoyance de la loi, il y a lieu de présumer que là s'arrête le péril social, et, en exagérant par zèle la portée de la défense, on tombe dans un autre péril. Il n'appartient qu'au législateur d'apprécier les actes qui peuvent causer un trouble social ou constituer une atteinte grave à la sécurité publique. La mission du juge n'est ni de venger la morale ni d'apprécier le péril dont telle ou telle action menace l'ordre ; elle consiste uniquement dans la rigoureuse application de la loi. Si telle n'était pas la limite de l'interprétation judiciaire, où seraient les garanties de la liberté civile ?

La loi pénale crée des devoirs et des obligations. Chacun de ses préceptes est une règle de conduite pour les citoyens; ils y trouvent la distinction des actes licites et de ceux qui ne le sont pas ; ils sont tenus de conformer leurs actions à ses dispositions. Or, cette obligation ne suppose-t-elle pas des textes clairs et précis? Comment seraient-ils liés par une prescription vague ou ambiguë? Comment seraient-ils châtiés à raison d'un acte qu'ils ont pu croire légitime? Il ne faut pas confondre les devoirs qui dérivent de la conscience et ceux qui dérivent de la loi : ceux-ci, ayant pour fondement la loi elle-même, sont étroitement enfermés dans ses termes; en dehors, ils n'ont pas d'appui, ils n'existent pas. Peut-on suppléer à leurs lacunes par l'équité ? L'équité peut être

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invoquée, comme le faisait la loi romaine, dans l'application de la peine, non dans l'interprétation de la loi, car elle ne saurait compléter la loi, quand il s'agit de désigner les actes que la société a le droit de punir. Peut-on y suppléer par des analogies et des inductions? Non, car, en matière pénale, on peut dire que ce n'est pas le juge qui interprète, c'est le citoyen lui-même, puisque c'est sur le texte de la loi qu'il doit régler ses actions. Si la loi contient une lacune, comment serait il coupable de n'y avoir pas vu ce qui n'y était pas ?

Ces observations amènent à déterminer le véritable caractère de l'interprétation pénale. Elle ne doit être ni restrictive, puisqu'il n'appartient point au juge d'apprécier les limites de la volonté du législateur, ni extensive, puisqu'il ne doit pas se montrer plus prévoyant que la loi, ni fonder une peine sur une présomption; elle doit être purement déclarative, c'est-à-dire que, sans rien ajouter ni retrancher aux textes, elle doit se borner à déclarer le sens qui s'y trouve virtuellement enfermé. Ses éléments scientifiques sont la nature de la loi elle-même, le caractère de la matière qui en fait l'objet, le système général de ses dispositions, l'ensemble de ses textes, la valeur des termes employés. Elle est à la fois littérale et logique; littérale, en ce que toute sa tâche est de traduire exactement le texte de la loi; logique, en ce qu'elle remonte à la raison de la loi pour en déduire sa pensée, à la règle pour en vérifier l'application.

Telles sont les seules réserves auxquelles ces leçons doivent donner lieu. J'ai dû insister trop longuement sans doute sur ces deux points, parce que la grande autorité du professeur pouvait accréditer sur l'un et sur l'autre une opinion à laquelle, je crois, il tenait peu. Les doctrines, qui remplissent ce livre, sont d'ailleurs si saines, les thèses qu'il soutient et les règles qu'il pose s'identifient si intimement avec le véritable esprit de la loi, toutes les opinions qu'il émet s'animent d'un souffle si pur et si généreux, qu'il me paraît merveilleusement propre à initier l'esprit des jeunes légistes et à les intéresser à l'étude du droit criminel. Le but de mon travail sera complétement atteint si j'ai pu restituer à ces leçons toute l'utilité qu'elles avaient au moment de leur publication.

Une dernière addition a été faite à l'ancienne table, qui était défectueuse, a été substitué un résumé substantiel de toutes les matières, de sorte que chacune des explications développées dans le texte est condensée dans une formule claire et succincte qui les classe aisément dans la mémoire.

FAUSTIN HÉLIE.

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