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détails bien précis, tous paraissent voir dans l'ivresse une cause d'atténuation ou d'excuse. Voyez les lois 11, § 2, de Pœnis, et 6, § 7, de Re militari, au Digeste.

De même plusieurs Codes contemporains, rédigés dans la fin du dernier siècle ou dans celui-ci, en Allemagne, voient dans l'état d'ivresse, pendant lequel un acte coupable a été commis, tantôt une cause de complète impunité, tantôt un simple motif d'excuse ou d'atténuation. Ces Codes et les jurisconsultes qui les ont commentés entrent, à cet égard, dans des détails assez nombreux entre l'ivresse habituelle et l'ivresse accidentelle. Voyez le Code pénal prussien et le Code pénal bavarois.

Au contraire, dans la législation anglaise, l'ivresse n'est jamais considérée comme de nature à atténuer la peine du crime ou du délit commis dans un tel état; loin de là, Blackstone déclare que la législation anglaise voit plutôt dans l'ivresse une cause d'aggravation de la peine. Quoi qu'il en soit de la justesse de cette dernière opinion, qu'il serait bien facile de combattre, nous n'avons dans nos Codes français rien de positif, rien de précis sur la question; c'est aux art. 64 et 65 que se rattachent nécessairement les doutes que la matière peut faire naître.

Quelque complet que soit sur une question si grave le silence du Code pénal, je ne sais pas si, aujourd'hui surtout, nous devons, nous pouvons en faire un reprcche aux rédacteurs de ce Code; je ne sais pas si, après tout, le silence de la loi sur une question de cette nature n'est pas le parti le plus sage que peut prendre le législateur, dans des questions qui varient à l'infini, selon la diversité des faits, et qu'il est bien difficile d'embrasser dans la généralité d'une règle commune. Quelques exemples vous feront sentir à cet égard la difficulté et les dangers d'une règle, et aussi la solution positive que pourraient recevoir en pratique quelques-uns des cas de cette nature.

Prenez d'abord l'hypothèse la plus favorable de toutes, le cas d'une ivresse tout à fait accidentelle et d'ailleurs absolument complète, entière; le cas d'une ivresse qui a enlevé à celui qui y est tombé l'intelligence, le sentiment, la conscience de ses actes présents, qui lui a enlevé l'intelligence, à tel point qu'il n'aura même pas à son réveil le souvenir des actes accomplis par lui pendant l'ivresse ; ou que, s'il a quelques traces, quelques restes de ses souvenirs, il les aura, comme nous avons au réveil le souvenir confus des actes ou des idées qui se sont succédé pendant le sommeil. En se plaçant dans une telle hypothèse, et elle est possible, il est certain que l'ivresse, sans enlever au corps, à l'homme physique la possibilité d'agir, peut enlever à l'homme moral, à l'homme intellectuel l'intelligence et le sentiment de ce qu'il fait, je dis que, dans un tel cas, le silence de la loi n'a rien de vraiment embarrassant, car nous sommes tout à fait dans l'esprit de l'art. 64, et, quoiqu'il n'y ait pas démence dans le sens technique du mot, c'est-à-dire quoiqu'il n'y ait pas état durable, permanent, habituel, il est cependant clair qu'il n'y a pas eu intelligence, sentiment, conscience de l'acte, et que, hors de ces circonstances, aucune peine ne peut être appliquée.

Quel jurisconsulte, par exemple, oserait déclarer coupable de meurtre, c'està-dire coupable d'homicide commis volontairement, un homme qui, dans un état d'ivresse tel que celui que je suppose, aura en fait commis un homicide?

Il y aura, si l'on veut, négligence, imprudence, imputabilité civile; mais où il n'y a pas eu intention de crime, volonté de tuer, volonté d'agir en connaissance de cause, il y aura impossibilité de déclarer l'accusé coupable, impossibilité d'appliquer la peine ordinaire de l'homicide volontaire, la peine du meurtre.

Enfin, dirait-on ce qu'on dit souvent en tels cas, que l'ivresse n'est pas une excuse, et que, d'après l'art. 65, les excuses ne peuvent s'appliquer qu'autant qu'elles sont écrites formellement dans la loi? Cela est vrai pour les excuses, comme nous le verrons plus tard; aussi n'est-ce point comme excuse que nous présentons ici le cas d'ivresse. L'excuse suppose, comme nous le verrons, une culpabilité, un fait punissable dont elle vient atténuer la gravité de la peine; ici il n'y a rien de punissable: parce qu'il n'y a pas de volonté, il y a impossibilité de déclarer l'accusé coupable.

A cette hypothèse toute favorable à laquelle suffit l'art. 64, opposez maintenant l'hypothèse contraire, celle d'une ivresse qui non-seulement n'est pas complète, n'est pas entière, celle d'une ivresse qui non-seulement n'a pas éteint, assoupi, endormi pour un temps le sens moral, mais qui, au contraire, était calculée, préméditée de la part de l'auteur du fait; supposez cette ivresse partielle procurée avec intention, soit pour se donner l'audace nécessaire à l'accomplissement du fait, soit pour étourdir la conscience sur le remords ou sur les terreurs de la peine à venir. Il est clair que, là, l'ivresse est un fait absolument indifférent, qu'elle ne peut influer ni sur la déclaration de culpabilité, ni sur l'application et la gravité de la peine.

Mais entre ces deux hypothèses, sur lesquelles on ne sera guère arrêté lorsque les faits seront bien constants, bien établis, viennent se placer, se jeter un nombre infini de cas, de variétés, de nuances que le législateur ne peut saisir à l'avance.

Le plus souvent l'ivresse ne sera pas celle que nous avons supposée dans le premier cas; elle n'aura pas enlevé absolument, complétement à l'auteur de l'acte l'intelligence de ce qu'il faisait, mais elle aura étourdi, affaibli son intelligence, son sens moral; elle n'aura pas paralysé, mais elle aura affaibli en lui la force de résistance morale au moyen de laquelle il aurait pu repousser les tentations et l'idée même du crime qu'il a commis. Alors, sans doute, il a agi volontairement; on ne peut dire que l'état partiel d'ivresse, d'étourdissement, d'ignorance où il s'était placé, soit une raison pour le déclarer non coupable. Alors, sans doute, on aurait pu regretter dans le Code pénal de 1810 le silence absolu de la loi, silence qui n'aurait pas laissé de parti moyen entre un acquittement complet ou une condamnation tout aussi pleine, tout aussi forte que celle que l'on porterait contre un homme qui a agi de sang-froid. Mais depuis qu'en 1832 l'art. 463, que nous expliquerons sous l'art. 65, a introduit au profit du jury le droit de déclarer des circonstances atténuantes, puisées librement par lui dans tous les détails, dans tous les accidents, dans tous les éléments du fait, nous trouvons là le plus sûr, le plus puissant de tous les remèdes à l'inconvénient que nous signalons; ce sera au jury, en reconnaissant que l'ivresse partielle a cependant laissé subsister la volonté, en déclarant en conséquence l'accusé coupable du crime, à ajouter cependant, si bon lui semble, la déclaration de circonstances atténuantes, précisément à raison de l'état d'étourdis

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sement, d'affaiblissement, qui, sans éteindre la volonté, sans endormir tout à fait le sens moral, a cependant diminué le pouvoir de résistance et permet de douter qu'en état de raison et de sang-froid le même acte eût été commis par l'accusé. Cette déclaration de circonstances atténuantes laissera subsister la culpabilité, laissera subsister la nécessité d'appliquer une peine; mais cette peine se diminuera, s'affaiblira dans des proportions assez fortes.

Voilà pour le premier cas; el vous voyez que les législateurs qui ont essayé d'embrasser dans des règles positives les modifications que l'état d'ivresse peut apporter à la culpabilité, ont peut-être entrepris une tâche supérieure à leurs forces, en essayant de soumettre à l'avance à des règles fixes, générales, ce qui dépend de la variété infinie des faits et des circonstances.

148. Je passe au second cas, à celui des actes commis en état de sommeil, en état de somnambulisme, et à celui-là quelques mots suffiront.

Vous devez vous étonner qu'on puisse sérieusement s'arrêter à ce cas; aussi n'en aurais-je pas parlé si des jurisconsultes, si des auteurs qui ont traité de la médecine légale n'avaient discuté sérieusement la question de responsabilité, non-seulement civile, mais même morale et pénale du somnambulisme. Il est clair, que les actes commis par un homme dans l'état de sommeil échappent de notre part à toute espèce d'observation, qu'il nous est impossible d'y voir autre chose que des actes physiques matériels; qu'il nous est impossible de deviner si un degré de volonté a coopéré à la perpétration de ces actes. Vouloir les assujettir à une responsabilité quelconque, fût-elle purement civile, c'est une tentative téméraire et insensée; vouloir les assujettir à une responsabilité pénale, déclarer, par exemple, que l'homme qui, en état de sommeil, aurait commis un meurtre, devrait être puni comme meurtrier, s'il avait eu avec sa victime des inimitiés capitales, attendu, dirait-on, que ce crime commis dans le sommeil n'est que le résultat de ses projets, de ses préméditations, de ses pensées ordinaires, c'est arriver à un résultat qu'on est embarrassé de qualifier, c'est rappeler tout à fait le mot de cet empereur romain envoyant au supplice un homme qui avait rêvé l'assassiner: Si tu n'avais pas penisé le jour, disait-il, à m'assassiner, tu n'y aurais pas rêvé pendant la nuit. Je ne vois là que des actes matériels, dont l'auteur est à l'abri, je ne dirai pas de toutes poursuites pénales, la question ne peut faire de doute, mais aussi, et par la même raison, de toute espèce de poursuites, de responsabilité même purement civile. Au reste, vous sentez que de telles questions ne s'élèvent guère que dans les livres, que l'état dont je parle est heureusement assez rare, et les faits que je suppose tellement insupposables, que la pratique ne présentera guère de telles questions à juger, que la pratique ne soumettra guère au jury le jugement d'actes commis pendant l'état du sommeil.

149. Malheureusement on n'en peut pas dire autant de notre troisième cas, celui de monomanie. Il y a peu d'années que quelques exemples se sont présentés; le cas est difficile en théorie et l'est peut-être plus encore dans la pratique.

Quels sont d'abord les actes commis en cet état, quels sont donc ces faits qu'on est convenu de désigner par le nom de faits de monomanie?

Si vous preniez le mot de monomanie à la lettre, dans son étymologie, la question serait tranchée d'avance; le nom de monomanie présenterait à vos esprits l'idée d'une démence, d'une folie partielle, d'une folie qui, concentrée sur un objet unique, n'en est pas moins une démence dans l'acception du mot. En effet, en nous isolant des matières criminelles, de l'objet pénal que nous traitons, il arrive bien souvent, vous le savez, qu'une personne, raisonnable dans les rapports ordinaires et journaliers de la vie, est cependant affectée par un dérangement plus ou moins explicable de ses facultés intellectuelles, est cependant affectée d'un genre de folie qui ne se rapporte qu'à un certain nombre de faits, qu'à un certain nombre d'idées. Or, si ce genre de folie porte sur l'accomplissement d'actes prohibés par la loi pénale, il est clair que ces actes, en vertu de l'art. 64, seraient à l'abri de toute atteinte : l'art. 64 déclare innocents les actes commis en état de démence; il n'exige pas que la démence soit perpétuelle quant à sa durée, et pas davantage qu'elle soit universelle quant aux objets qu'elle embrasse. Ainsi, s'il y avait folie véritable, concentrée sur une seule série d'objets, sur un ensemble d'actes toujours uniformes, mais prohibés par la loi pénale, il est clair que l'auteur de ces actes échapperait à la peine comme étant en état de démence. Mais le mot de monomanie, dans les auteurs qui traitent de médecine légale, ne s'applique point à ces cas: la monomanie exige un dérangement partiel, physique et intellectuel de quelque organe; des exemples vous feront comprendre le sens précis du mot.

Supposez un homme jusque-là en plein état de raison, n'ayant donné aucun signe, aucun indice de démence ou de fureur, homme d'ailleurs d'une vie restée jusque-là tout à fait irréprochable; supposez, dis-je, que tout à coup, sans intérêt, sans passion, sans motif connu ou supposable, il aille assassiner, égorger, je ne dis pas un homme avec qui on pourrait lui supposer des querelles antérieures et inconnues, mais un enfant dont il ne saurait pas le nom, et qu'il n'a jamais vu; il a commis le crime de sang-froid, peut-être avec préméditation, mais sans motifs connus, sans causes supposables, il l'a commis sans autre mobile, sans autre cause admissible, par je ne sais quelle soif, quel instinct de sang qui l'y a porté, absolument par le même bescin qui porte une bête féroce, un tigre à déchirer, quand même il est assouvi. Y a-t-il là démence, ou bien y a-t-il eu contrainte, dans le sens même de l'article ? En un mot, y a-t-il là crime? Y a-t-il, au contraire, absence de volonté, d'intelligence, de liberté, et par conséquent matière à l'acquittement?

Vous sentez que, quand de pareilles hypothèses se présentent, la défense ne manque pas de se rejeter dans l'art. 64; d'établir que l'accusé, par la nature même du fait qu'il a commis, par cette idée générale que l'homme n'agit pas sans motifs, que l'accusé doit être réputé ou en état de démence, ou sous l'empire d'une puissance irrésistible, interne, qui l'a entraîné à cet acte. Que de pareilles défenses soient reproduites, soient présentées, certes il n'y a pas de raisons d'en faire un grave blâme au défenseur. Mais au fond sont-elles bien justes, bien raisonnables? De ce qu'aucun motif ne nous apparaît, de ce que nous reconnaissons même qu'il n'en existe aucun, ou au moins aucun de eux qui determinent les crimes ordinaires; de ce que, en un mot, il est bien constant que le crime commis n'a d'autre mobile que cet affreux instinct du

meurtre, s'ensuit-il qu'il y ait démence, qu'il n'y ait pas liberté, et que par conséquent il n'y ait pas crime? La question est fort délicate et dépendra beaucoup des faits. Pour faire la part à l'humanité tout autant qu'à la raison, il faut commencer par reconnaître qu'un tel acte peut rentrer quelquefois, suivant les circonstances, dans le cas de démence prévu par l'art. 64. Certainement il est possible qu'un homme, jusque-là sain d'esprit, atteint brusquement de je ne sais quel vertige, débute dans la folie par un acte de férocité; il est possible que ce meurtre inexplicable ne soit que l'indice d'une fureur qui commence. Mais en est-il l'indice nécessaire? tout fait de cette nature suppose-t-il nécessairement la démence, et doit-il par cela même être suivi d'un acquittement? C'est ce qu'il paraît impossible d'admettre comme un système général. En effet, pourquoi l'art. 64 défend-il de voir un crime ou un délit où la volonté, où l'intelligence ont manqué? C'est apparemment, c'est évidemment parce qu'il n'y a là qu'un acte matériel, commis par un homme comme il aurait pu l'être par une bête, commis par un homme qui n'a su ce qu'il faisait, qui l'a peut-être su physiquement, mais qui, moralement, n'a pas mesuré l'étendue et la portée de cet acte. Or, cette circonstance existe-t-elle dans la supposition? De ce qu'il n'y a ni intérêt d'argent, ni intérêt de vengeance, ni intérêt de colère, pour expliquer ce crime, s'ensuit-il qu'il n'y ait pas de motifs, et que le crime, par là même, soit un acte physique à peine connu de celui qui l'a exécuté ? Non certes, le monomane, celui qui tue sans autre mobile que celui de voir couler du sang, n'est pas moins éclairé que celui qui tue dans un emportement de colère, de passion, de jalousie; l'un et l'autre ont parfaitement pu sentir ce qu'ils faisaient; dans l'un et l'autre le sens moral était attaqué, mais dans l'un et l'autre il était suffisant pour résister à l'entrainement, tous deux ont senti l'importance de l'acte moral qu'ils allaient faire, tous deux ont pu sentir que l'acte était coupable, tous deux ont senti le remords après l'accomplissement du crime, et surtout la crainte de la peine. Or, où il y a sentiment du mal qu'on fait, et effort pour se cacher; où il y a remords, et surtout crainte de la peine, apparemment qu'il n'y a pas de démence; où l'on sait que ce que l'on fait est mal moralement, où l'on prend des précautions pour parer la peine, on atteste clairement qu'on n'est pas dans l'état de démence, de fureur, d'imbécillité, prévu par le premier cas de l'art. 64.

Dira-t-on maintenant que, s'il n'y a pas démence dans le sens exact du mot, si le monomane a compris qu'il faisait mal, si, en un mot, l'intelligence ne lai a pas manqué, dira-t-on au moins que la liberté lui a manqué? dira-t-on que, s'il n'était pas dans le premier cas de l'art. 64, dans un état de démence même instantanée, même partielle, il était dans cet état de contrainte à laquelle on ne peut pas résister, et qu'au moins, sous ce deuxième rapport, il échappe encore à l'application de la peine?

Si cette idée était vraie, si cette défense était juste, et elle se rattache au sas que nous devons donner aux derniers mots de l'article, je ne sais pas vraiment s'il y aurait au monde un crime punissable.

De quelle contrainte, en effet, entendent parler les derniers mots de l'article 64? Évidemment et sans difficulté de la contrainte étrangère, externe, de celle dont nous ne sommes pas la cause, et qui nous force à agir malgré nous.

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