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naturel; un langage est substitué à l'autre.

Il est bien étrange que depuis qu'on se mêle d'élever des enfans, on n'ait imaginé d'autre instrument pour les conduire que l'émulation, la jalousie, l'envie, la vanité, l'avidité, la vile crainte, toutes les passions les plus dangereuses, les plus promptes à fermenter, et les plus propres à corrompre l'ame, même avant que le corps soit formé. A chaque instruction précoce qu'on veut faire entrer dans leur tête, on plante un vice au fond de leur cœur ; d'insensés instituteurs pensent faire des merveilles en les rendant méchans pour leur apprendre ce que c'est que bonté, et puis ils nous disent gravement, tel est l'homme: oui, tel est l'homme que vous avez fait.

On a essayé tous les instrumens, hors un, le seul précisément qui peur réussir, la liberté bien réglée. Il ne faut point se mêler d'élever un enfant, quand on ne sait pas le conduire où l'on veur par les seules lois du possible et de Pimpossible. La sphere de l'un et de Pautre lui étoit également inconnue ; in l'étend, on la resserre autour de lui

comme on veut. On l'enchaîne, on le pousse, on le retient avec le seul lien de la nécessité, sans qu'il en murmure: on le rend souple et docile par la seule force des choses, sans qu'aucun vice ait l'occasion de germer en lui: car jamais les passions ne s'animent tant qu'elles sont de nul effet.

Les premiers mouvemens naturels de l'homme étant de se mesurer avec tout ce qui l'environne, et d'éprouver dans chaque objet qu'il apperçoit toutes les qualités sensibles qui peuvent se rapporter à lui, sa premiere étude est une Sorte de physique expérimentale, relative à sa propre conservation, et dont on le détourne par des études spéculatives, avant qu'il ait reconnu sa place ici-bas. Tandis que ses organes délicats et flexibles peuvent s'ajuster aux corps sur lesquels ils doivent agir, tandis que ses sens encore purs sont exempts d'il-. lusions; c'est le tems d'exercer les uns et les autres aux fonctions qui leur sont propres, c'est le tems d'apprendre à connoître les rapports sensibles que les choses ont avec nous. Comme tout ce qui entre dans l'entendement humain y vient par les sens, la premiere raison

de l'homme est une raison sensitive; c'est elle qui sert de base à la raison intellectuelle ; nos premiers maîtres de philosophie sont nos pieds, nos mains, nos yeux. Substituer des livres à tout cela, ce n'est pas nous apprendre à raisonner, c'est nous apprendre à nous servir de la raison d'autrui; c'est nous apprendre à beaucoup croire, et à ne jamais rien sentir..

Les pensées les plus brillantes peu-, vent tomber dans le cerveau des enfans, ou plutôt les meilleurs mots dans leur bouche, comme les diamans du plus grand prix sous leurs mains, sans que pour cela ni les pensées, ni les diamans leur appartiennent; il n'y a point de véritable propriété ir cet âge en aucun genre. Les choses e dit un enfant ne sont pas pour lui ce qu'elles sont pour nous, il n'y joint pas les mêmes idées. Ces idées, si tant est qu'il en ait, n'ont dans sa tête ni suite ni liaison; rien de fixe, rien d'assuré dans tout ce qu'il pense. Examinez votre prétendu prodige. En dè certains momens vous lui trouverez un ressort d'une extrême activité, une clarté d'esprit à percer les nues. Le plus souvent, ce même

esprit vous paroîtra lâche, moite, et comme environné d'un épais brouillard. Tantôt il vous devance, et tantôt il reste immobile. Un instant, vous diriez c'est un génie, et l'instant d'après c'est un sot: vous vous tromperiez toujours; c'est un enfant; c'est un aiglon qui fend l'air un instant, et retombe l'instant, d'après dans son aire.

Des enfans étourdis viennent des hommes vulgaires; je ne sache point d'observation plus générale et plus certaine que celle-là. Rien n'est plus difficile que de distinguer dans l'enfance la stupidité réelle, de cette apparente et trompeuse stupidité qui est l'annonce des ames fortes. I paroît d'abord étrange que les deux extrêmes aient des signes si semblables, et cela doit pourtant être; car dans un âge où l'homme n'a encore nulles véritables idées, toute la différence qui se trouve entre celui qui a du génie et celui qui n'en a pas, est que le dernier n'admet que de fausses idées, et que le premier n'en trouvant que de telles, n'en admet aucune; il ressemble donc au stupide', en ce que l'un n'est capable de rien, et que rien ne convient à l'autre. Le seul signe qui peut les dis

tinguer dépend du hasard qui peut offrir au dernier quelque idée à sa portée, au lieu que le premier est toujours le même par-tout. Le jeune Caton, durant son enfance, sembloir un imbécille dans la maison. Il étoit taciturne et opiniâtre. Voilà tout le jugement qu'on portoit de lui. Ce ne fur que dans l'antichambre de Sylla que son oncle apprit à le connoître. S'il ne fût point entré dans cette antichambre, peut-être eût-il passé pour une brute jusqu'à l'âge de raison: si César n'eût point vécu, peut-être eûton traité de visionnaire ce même Caton, qui pénétra son funeste génie et prévit tous ses projets de si loin. Oh! que ceux qui jugent si précipitaminent les enfans sont sujets à se tromper! Ils sont souvent plus enfans qu'eux. L'ap parente facilité d'apprendre est cause de la perte des enfans. On ne voit pas que cette facilité même est la preuve qu'ils n'apprennent rien. Leur cerveau lisse et poli, rend comme un miroir les objets qu'on lui présente; mais rien ne reste, rien ne penetre. L'enfant retient les mots, les idées se réfléchissent ; ceux qui l'écoutent les entendent, lui seul ne les entend point.

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