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prend plutôt l'usage du monde, précisément parce qu'il en fait peu de cas.

Ne vous trompez pas, cependant, sur sa contenance, et n'allez pas le comparer à celle de vos jeunes agréables. Il est ferme, et non suffisant, ses manieres sont libres et non dédaigneuses : l'air insolent n'appartient qu'aux esclaves, l'indépendance n'a rien d'affecté.

Quand on aime, on veut être aimé: Emile aime les hommes, il veut donc leur plaire. A plus forte raison, il veut plaire aux femmes. Son âge, ses mœurs, son projet de trouver une compagne estimable, tout concourt à nourrir en lui ce desir. Je dis ses mœurs, car elles y font beaucoup les hommes qui en ont, sont les vrais adorateurs des femmes. Ils n'ont pas, comme les autres, je ne sais quel jargon moqueur de galanterie, mais ils ont un empressement plus vrai, plus tendre et qui part du cœur. Je connoîtrois près d'une jeune femme un homme qui a des mœurs et qui commande à la nature, entre cent mille débauchés. Jugez de ce e doit être Emile avec un tempérament tout neuf, et tant de raison d'y rester; pour lui, auprès d'elles, je crois qu'il sera quelquefois timide

et embarrassé; mais sûrement cet embarras ne leur déplaira pas, et les moins friponnes n'auront encore que trop souvent l'art d'en jouir et de l'augmenter. Au reste, son empressement changera sensiblement de forme selon les états. Il sera plus modeste et plus respectueux pour les femmes, plus vif et plus tendre auprès des filles à marier.

Personne ne sera plus exact à tous les égards fondés sur l'ordre de la nature, et même sur le bon ordre de société; mais les premiers seront toujours préférés aux autres, et il respectera davantage un particulier plus vieux que lui, qu'un magistrat de son âge. Erant donc, pour l'ordinaire, un des plus jeunes des sociétés où il se trouvera, il sera toujours un des plus modestes, non par la vanité de paroître humble, mais par un sentiment naturel et fondé sur la raison. Il n'aura point l'impertinent savoir-vivre d'un jeune fat, qui, pour amuser la compagnie, parle plus haut que les sages, et coupe la parole aux anciens : il n'autorisera point pour sa part, la réponse d'un vieux gentilhomme à LOUIS XV, qui lui demandoit lequel il préféroit de son siecle, ou de celui-ci : Sire,

j'ai passé ma jeunesse à respecter les vieillards, et il faut que je passe ma vieillesse à respecter les enfans.

Ayant une ame tendre et sensible, mais n'appréciant rien sur le taux de l'opinion, quoiqu'il aime à plaire aux au tres, il se souciera peu d'en être considéré, d'où il suit qu'il sera plus affectueux que poli, qu'il n'aura jamais d'air ni de faste, et qu'il sera plus touché d'une caresse que de mille éloges. Par les mêmes raisons, il ne négligera ni ses manieres ni son maintien, il pourra même avoir quelque recherche dans sa parure, non pour paroître un homme de goût, mais pour faire paroître sa figure plus agréable.

Aimant les hommes parce qu'ils sont ses semblables, il aimera sur-tout ceux qui lui ressemblent le plus, parce qu'il se sentira bon, et jugeant de cette ressemblance par conformité des goûts dans les choses morales, dans tout ce qui tient au bon caractere, il sera fort aise d'être approuvé. Il ne se dira pas précisément, je me réjouis parce qu'on m'approuve, mais je me réjouis parce qu'on approuve ce que j'ai fait de bien; je me réjouis de ce que les gens qui

m'honorent se font honneur; tant qu'ils jugeront aussi sainement, il sera beau d'obtenir leur estime.

Portrait et caractere de SOPHIE, ou de la compagne future d'EMILE.

SOPHIE est bien née, elle est d'un bon

naturel, elle a le cœur très-sensible, et cette extrême sensibilité lui donne quelquefoi ne activité d'imagination difficile à modérer. Elle a l'esprit moins juste que pénétrant; l'humeur facile et pourtant inégale, la figure commune, mais agréable; une physionomie, qui promet une ame et qui ne ment pas; on peut l'aborder avec indifference, mais non pas la quitter sans émotion. D'autres ont de bonnes qualités qui lui manquent, d'autres ont à plus grande mesure celles qu'elle a; mais nulle n'a des qualités mieux assorties pour faire un heureux caractere. Elle sait tirer parti de ses défauts mêmes; et si elle étoit plus par faite, elle plairoit beaucoup moins.

Sophie n'est pas belle, mais auprès d'elle les hommes oublient les belles femmes, et les belles femmes sont mé

contentes

contentes d'elles-mêmes. A peine est-elle jolie au premier aspect, mais plus on la voit et plus elle s'embellit; elle gagne où tant d'autres perdent, et ce qu'elle gagne elle ne le perd plus. On peut avoir de plus beaux yeux, une plus belle bouche, une figure plus imposante, mais on ne sauroit avoir une taille mieux prise, un plus beau teint, une main plus blanche, un pied plus mignon, un regard plus doux, une physionomie plus tou chante. Sans éblouir, elle intéresse, elle charme, et l'on ne sauroit dire pourquoi.

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Sophie aime la parure et s'y connoît; sa mere n'a point d'autre femme-dechambre qu'elle elle a beaucoup de goût pour se mettre avec avantage, mais elle hait les riches habillemens: on voit toujours dans le sien la simplicité jointe à l'élégance; elle n'aime point ce qui brille, mais ce qui sied. Elle ignore quel les sont les couleurs à la mode, mais elle sait à merveilles celles qui lui sont favorables. Il n'y a pas une jeune personne qui paroisse mise avec moins de recherche, et dont l'ajustement soit plus recherché; pas une piece du sien n'est prise au hasard, et l'art ne paroît dans aucune. Sa parure est très-modeste en apparence II. Partie.

L

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