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Qu'il s'occupe ou qu'il s'amuse, l'un et l'autre est égal pour lui; ses jeux sont ses occupations, il n'y sent point de différence. Il met à tout ce qu'il fait un intérêt qui fait rire, et une liberte qui plaît, en montrant à-la-fois le tour de son esprit et la sphere de ses connoissances. N'est-ce pas le spectacle de cet âge, un spectacle charmant et doux de voir un joli enfant, l'œil vif et gai, l'air content et serein, la physionomic ouverte et riante, faire en se jouant les choses les plus sérieuses, ou profondément occupé des plus frivoles amusemens?

Voulez-vous à présent le juger par comparaison? mêlez-le avec d'autres enfans, et laissez le faire. Vous verrez bientôt lequel est le plus vraiment formé, lequel approche le mieux de la perfection de leur âge. Parmi les enfans de la ville, nul n'est plus adroit que lui, mais il est plus fort qu'aucun autre. Parmi de jeunes paysans, il les égale en force, et les passe en adresse. Dans tout ce qui est à la portée de l'enfance, il juge, il raisonne, il prévoit mieux qu'eux tous. Est-il question d'agir, de courir, de sauter, d'ébranler des corps, d'enlever des masses, d'estimer des dis

tances, d'inventer des jeux, d'emporter des prix on diroit que la nature est à ses ordres, tant il fait aisément plier toutes choses à ses volontés. Il est fait pour guider, pour gouverner ses égaux: le talent, l'expérience lui tiennent lieu de droit et d'autorité. Donnez-lui l'habit et le nom qu'il vous plaira, peu importe; il primera par-tout, il deviendra par-tout le chef des autres ; ils sentiront toujours sa supériorité sur eux; sans vouloir commander il sera le maître, sans croire obéir ils obéiront.

Il est parvenu à la maturité de l'enfance, il a vécu de la vie d'un enfant, il n'a point ach té sa perfection aux dépens de son bonheur: au contraire, ils ont concouru l'un à l'autre. En acquérant toute la raison de son âge, il a été heureux et libre autant que sa constitution lui permet de l'être. Si la fatale faulx vient moissonner en lui la fleur de nos espérances, nous n'avons point à pleurer à-la- fois sa vie et sa mort; nous n'aigrirons pas nos douleurs du souvenir de celles que nous lui aurons causées; nous nous dirons, au moins il a joui de son enfance, nous ne lui avons rien fait perdre de ce que la nature lui avoit donné.

K;

Portrait et caractere du même éleve dans un âge plus avancé; de son entrée dans le monde, et comment il s'y comporte.

DANS quelque rang qu'il puisse être

né, dans quelque société qu'il commence à s'introduire, son début sera simple et sans éclat; à Dieu ne plaise qu'il soit assez malheureux pour y briller les qualités qui frappent au premier coupd'œil ne sont pas les siennes, il ne les a ni les veut avoir. Il met trop peu de prix aux jugemens des hommes pour en mettre à leurs préjugés, et ne se soucie point qu'on l'estime avant que de le connoftre. Sa maniere de se présenter n'est ni modeste, ni vaine, elle est naturelle et vraie; il ne connoît ni gêne, ni déguisement, et il est au milieu d'un cercle, ce qu'il est seul et sans témoin. Sera-t-il pour cela grossier, dédaigneux, sans attention pour personne? Tout au contraire, si seul il ne compte pas pour rien les autres hommes, pourquoi les compteroit-il pour rien vivant avec eux? Il ne les préfere point à lui dans ses manieres, parce qu'il ne les préfere point

à lui dans son cœur; mais il ne montre pas, non plus, une indifférence qu'il est bien éloigné d'avoir; s'il n'a pas les formules de la politesse, il a les soins de l'humanité. Il n'aime à voir souffrir personne, il n'offrira pas sa place à un`autre par simagrée, mais il la lui cédera volontiers par bonté, si, le voyant oublié, il juge que cet oubli le mortifie; car il en coûtera moins à mon jeune homme de rester debout volontairement, que de voir l'autre y rester par force.

Quoiqu'en général Emile n'estime pas les hommes, il ne leur montrera point de mépris, parce qu'il les plaint et s'attendrit sur eux. Ne pouvant leur donner le goût des biens réels, il leur laisse les biens de l'opinion dont ils se contentent, de peur que les leur ôtant à pure perte, il ne les rendît plus malheureux qu'auparavant. Il n'est donc pas disputeur, ni contredisant, il n'est pas, non plus, complaisant et flatteur : il dit son avis sans combattre celui de personne, parce qu'il aime la liberté pardessus toute chose, et que la franchise en est un des plus beaux droits. Il parle peu, parce qu'il ne se soucie guere qu'on

s'occupe de lui; par la même raison, il ne dit que des choses utiles; autrement, qu'est-ce qui l'engageroit à parler? Emile est trop instruit pour être jamais babillard.

Loin de choquer les manieres des autres, Emile s'y conforme assez volontiers, non pour paroître instruit des usages, ni pour affecter les airs d'un homme poli, mais au contraire, de peur qu'on ne le distingue, pour éviter d'être apperçu; et jamais il n'est plus à son aise, que quand on ne prend pas garde à lui.

Quoiqu'entrant dans le monde, il en ignore absolument les manieres, il n'est pas pour cela timide et craintif; s'il se dérobe, ce n'est point par embarras, c'est que pour bien voir il faut n'être pas vu; car ce qu'on pense de lui ne l'inquiete guere, et le ridicule ne lui fait pas la moindre peur. Cela fait qu'étant zoujours tranquille et de sang-froid, il ne se trouble point par une mauvaise honte. Soit qu'on le regarde on non, il fait toujours de son mieux ce qu'il fait; et toujours tout à lui pour bien observer les autres, il saisit les usages avec une aisance que ne peuvent avoir les esclaves de l'opinion. On peut dire qu'il

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