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son estomac : on n'a pas besoin de lui dire, levez la tête, la honte ni la crainte ne la lui firent jamais baisser.

Faisons-lui place au milieu de l'assemblée: Messieurs, examinez-lę, interrogez-le en toute confiance ; ne craignez ni ses importunités, ni son babil, ni ses questions indiscretes. N'ayez pas peur qu'il s'empare de vous, qu'il prétende vous occuper de lui seul, et que Vous ne puissiez plus vous en défaire. N'attendez pas, non plus, de lui des propos agréables, ni qu'il vous dise ce que je lui aurai dicté; n'en attendez que la vérité naïve et simple, sans or nement, sans apprêt, sans vanité. Il vous dira le mal qu'il a fait ou celui qu'il pense, tout aussi librement que le bien, sans s'embarrasser en aucune sorte de l'effet que fera sur vous ce qu'il aura dit ; il usera de la parole dans toute la simplicité de sa premiere institution.

L'on aime à bien augurer des enfans, et l'on a toujours regret à ce flux d'inepties qui vient presque toujours renverser les espérances qu'on voudroit tirer de quelque heureuse rencontre, qui, par hasard, leur tombe sur la langue. Si le mien donne rarement de telles es

pérances, il ne donnera jamais ce regret, car il ne dit jamais un mot inutile, et ne s'épuise pas sur un babil qu'il sait qu'on n'écoute point. Ses idées sont bornées, mais nettes; il ne sait rien par cœur, il sait beaucoup par expérience. S'il lit moins bien qu'un autre enfant dans nos livres, il lit mieux dans celui de la nature son esprit n'est point dans sa langue, mais dans sa tête, il a moins de mémoire que de jugement; il ne sait parler qu'un langage, mais il entend ce qu'il dit; s'il ne dit pas si bien que les autres disent, en revanche il fait mieux qu'ils ne font.

Il ne sait ce que c'est que routine, usage, habitude'; ce qu'il fit hier n'influe point sur ce qu'il fait aujourd'hui: il ne suit jamais de formule, ne cede point à l'autorité ni à l'exemple, et n'agit ni ne parle que comme il lui convient. Ainsi n'attendez pas de lui des discours dictés ni des manieres étudiées, mais toujours l'expression fidelle de ses idées, et la conduite qui naît de ses penchans.

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Vous lui trouvez un petit nombre de notions morales qui se rapportent à son état actuel, aucune sur l'état relatif des hommes: et de quoi lui serviroient-el

les,

les, puisqu'un enfant n'est pas encore membre actif de la société. Parlez-lui de liberté, de propriété, de convention même, il peut en savoir jusque-là; il sait pourquoi ce qui est à lui est à lui, et pourquoi ce qui n'est pas à lui n'est pas à lui. Passé cela, il ne sait plus rien. Parlez-lui de devoir, d'obéissance, il ne sait ce que vous voulez dire; commandez lui quelque chose, il ne vous entendra pas. Mais dites-lui: Si vous me faisiez tel plaisir, je vous le rendrois dans l'occasion: à l'instant il s'empressera de vous complaire; car il ne demande pas mieux que d'étendre son domaine, et d'acquérir sur vous des droits qu'il sait être inviolables. Peut-être même n'est-il pas fâché de tenir une place, de faire nombre, d'être compté pour quelque chose; mais s'il a ce dernier motif, le voilà déja sorti de la nature, et vous n'avez pas bien bouché d'avance toutes les portes de la vanité.

De son côté, s'il a besoin de quelque assistance, il la demandera indifféremment au premier qu'il rencontre, il la demanderoit au Roi comme à son laquais tous les hommes sont encore égaux à ses yeux. Vous voyez à l'air II. Partie.

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dont il prie, qu'il sent qu'on ne lui doit rien. Il sait que ce qu'il demande est une grace, il sait aussi que l'humanité porte à en accorder. Ses expressions sont simples et laconiques; sa voix, son regard, son geste, sont d'un être également accoutumé à la complaisance et au refus; ce n'est ni la rampante et servile soumission d'un esclave, ni l'impérieux accent d'un maître, c'est une modeste confiance en son semblable, c'est la noble et touchante douceur d'un être libre, mais sensible et foible, qui implore l'assistance d'un être libre, mais fort et bienfaisant. Si vous lui accordez ce qu'il vous demande, il ne vous remerciera pas, mais il sentira qu'il a contracté une dette. Si vous le lui refusez, il ne se plaindra point; il sait que cela seroit inutile: il ne se dira point, on m'a refusé; mais il se dira, cela ne pouvoit pas être; et on ne se mutine guere contre la nécessité bien reconnue.

Laissez-le seul en liberté, voyez-le agir sans lui rien dire; considérez ce qu'il fera et comment il s'y prendra. N'ayant pas besoin de se prouver qu'il est libre, il ne fait jamais rien par étourderie, et seulement pour faire un acte

de pouvoir sur lui même, ne sait-il pas qu'il est toujours maître de lui? Il est alerte, léger, dispos; ses mouvemens ont toute la vivacité de son âge, mais vous n'en voyez pas un qui n'ait une fin. Quoi qu'il veuille faire, il n'entreprendra jamais rien qui soit au-dessus de ses forces, car il les a bien éprouvées et les connoît ; ses moyens sont toujours appropriés à ses desseins, et rarement il agira sans être assuré du succès. Il aura l'œil attentif et judicieux: il n'ira pas niaisement interrogeant les autres sur tout ce qu'il voit, mais il l'exami nera lui-même, et se fatiguera pour trouver ce qu'il veut apprendre, avant de le demander. S'il tombe dans des embatras imprévus, il se troublera moins qu'un autre; s'il y a du risque, il s'effrayera moins aussi. Comme son imagination reste encore inactive et qu'on n'a rien fait pour l'animer, il ne voit que ce qui est, n'estime les dangers que ce qu'ils valent, et garde toujours son sang-froid. La nécessité s'appesantit trop souvent sur lui, pour qu'il regimbe encore contr'elle; il en porte le joug dès sa naissance, l'y voilà bien accoutumé: il est toujours prêt à tout.

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