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je vois qu'il n'existe que par sa couronne, et qu'il n'est rien du tout, s'il n'est Roi; mais celui qui la perd et s'en passe, est alors au-dessus d'elle. Du rang de Roi, qu'un lâche, un méchant, un fou peut remplir comme un autre, il monte à l'état d'homme que si peu d'hommes savent remplir. Alors il triomphe de la fortune, il la brave : il ne doit rien qu'à lui seul, et quand il ne lui reste à montrer que lui, il n'est point nul, il est quelque chose. Oui, j'aime mieux cent fois le Roi de Syracuse, maître d'école à Corinthe, et le Roi de Macédoine, greffier à Rome, qu'un malheureux Tarquin, ne sachant que devenir, s'il ne regne pas; que l'héritier et le fils d'un Roi des Rois (1), jouet de quiconque ose insulter à sa misere, errant de Cour en Cour, cherchant partout des secours, et trouvant, par-tout des affronts, faute de savoir faire autre chose qu'un métier qui n'est plus en son pouvoir.

Pour vous soumettre la fortune et les choses, commencez par vous en rendre

(1) Venone, fils de Phraates, Roi des Parthes.

I. Partie.

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indépendant. Pour régner par l'opinion, commencez par régner sur elle.

INSTITUTIONS SOCIALES.

L'HOMME naturel est tout pour lui: it est l'unité numérique, l'entier absolu, qui n'a de rapport qu'à lui-même ou à son semblable. L'homme civil n'est qu'une unité fractionnaire qui tient au dénominateur, et dont la valeur est dans son rapport avec l'entier, qui est le corps social. Les bonnes Institutions sociales sont celles qui savent le mieux dénaturer l'homme, lui ôter son existence absolue, pour lui en donner une relative, et transporter le moi dans l'unité commune; ensorte que chaque particulier ne se croit plus un, mais partie de l'unité, et ne soit plus sensible que dans le tout. Un Citoyen de Rome n'étoit ni Caïus ni Lucius; c'étoit un Romain: même il aimoit la Patrie exclusivement à lui. Regulus se prétendoit Carthaginois, comme étant devenu le bien de ses Maîtres. En sa qualité d'étranger, il refusoit de siéger au Sénat de Rome; il fallut qu'un Carthaginois le lui ordon

mât. Il s'indignoit qu'on voulût lui sauver la vie. Il vainquit et s'en retourna triomphant mourir dans les supplices. Cela n'a pas grand rapport, ce me semble, aux hommes que nous connoissons,

Le Lacédémonien Pedarette se présente pour être admis au Conseil des trois cents; il est rejetté. Il s'en retourne joyeux de ce qu'il s'est trouvé dans Sparte trois cents hommes valant plus que lui. Je suppose cette démonstration sincere, et il y a lieu de croire qu'elle l'étoit voilà le Citoyen.

Une femme de Sparte avoit cinq fils à l'armée, et attendoit des nouvelles de la bataille. Un Ilote arrive, elle lui en demande en tremblant. Vos cinq fils ont été tués. Vil esclave, t'ai-je demandé cela? Nous avons gagné la victoire. La mere court au Temple et rend graces aux Dieux. Voilà la Citoyenne.

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PEUPL E.

n'y a qu'un pas du savoir à l'ignorance, et l'alternative de l'un à l'autre est fréquente chez les nations; mais on n'a jamais vu de peuple une rompu revenir à la vertu.

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Tout peuple qui a des mœurs, et qui, par conséquent, respecte les lois, et ne veut point raffiner sur les anciens usages, doit se garantir avec soin des sciences, et sur-tout des savans dont les maximes sententieuses et dogmatiques lui apprendroient bientôt à mépriser ses usages et ses lois; ce qu'une Nation ne peut jamais faire sans se corrompre.

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Le moindre changement dans les coufût-il même avantageux à certains égards, tourne toujours au préjudice des mœurs; car les coutumes sont la morale du peuple, et dès qu'il cesse de les respecter, il n'a plus de regle que ses passions, ni de frein que les lois, qui peuvent quelquefois contenir les méchans, mais jamais les rendre bons.

Généralement on apperçoit plus de vigueur d'ame dans les hommes, dont les jeunes ans ont été préservés d'une corruption prématurée, que dans ceux dont le désordre a commencé avec le pouvoir de s'y livrer, et c'est sans doute une des raisons pourquoi les Peuples qui ont des moeurs surpassent ordinairement en bon sens et en courage les Peuples qui n'en ont pas. Ceux-ci brillent uniquement par je ne sais quelles petites qualités déliées,

qu'ils appellent esprit, sagacité, finesse; mais ces grandes et nobles fonctions de sagesse et de raison qui distinguent et honorent l'homme par de belles actions, par des soins véritablement utiles, ne se trouvent guere que dans les premiers.

C'est le seul moyen de connoître les véritables mœurs d'un Peuple, que d'étudier sa vie privée dans les états les plus nombreux; car s'arrêter aux gens qui représentent toujours, ce n'est voir que des comédiens.

Toutes les Capitales se ressemblent; tous les Peuples s'y mêlent, toutes les maurs s'y confondent, ce n'est pas là qu'il faut aller étudier les Nations: Paris et Londres ne sont à mes yeux que la même Ville. Leurs habitans ont quelques préjugés différens, mais ils n'en ont pas moins les uns que les autres, et tou tes leurs maximes pratiques sont les mêmes. On sait quelles especes d'hommes doivent se rassembler dans les Cours. On sait quelles mœurs l'entassement du Peuple et l'inégalité des fortunes doiVent par-tout produire. Sitôt qu'on me parle d'une Ville composée de deux cents mille ames, je sais d'avance comment on y vit. Ce que je saurois de plus sur

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