Page images
PDF
EPUB

pleurer, ne les fit pleurer eux-mêmes & les maux de l'ame ne sont rien pour eux; ils sont juges, la leur ne sent rien; n'attendez d'eux que rigueur inflexible, endurcissement, cruauté. Ils pourront être intègres et justes, jamais clémens, généreux, pitoyables. Je dis qu'ils pourront être justes, si toutefois un homme peut l'être quand il n'est pas miséricordieux.

[ocr errors]

La Pitié est douce, parce qu'en se mettant à la place de celui qui souffre on sent pourtant le plaisir de ne pas souffrir comme lui. L'envie est amère, en ce que l'aspect d'un homme heureux, loin de mettre l'envieux à sa place, lui donne le regret de n'y pas être. Il semble que l'un nous exempte des maux qu'il souffre, et que l'autre nous ôte les biens dont il jouit.

AMOUR DE LA PATRIE.

LES plus grands prodiges de la vertu ont été produits par l'Amour de la Patrie ce sentiment doux et vif qui joint la force de l'amour propre à toute la beauté de la vertu, lui donne une énergie

ne

qui, sans la défigurer, en fait la plus héroïque de toutes les passions. C'est lui qui produisit tant d'actions immortelles dont l'éclat éblouit nos foibles yeux, et tant de grands hommes dont les antiques vertus passent pour des fables depuis que l'amour de la Patrie est tombé en dérision. Ne nous en étonnons pas, les transports des cœurs tendres paroissoient autant de chimères à quiconque ne les a point sentis; et l'Amour de la Patrie, plus vif et plus délicieux cent fois que celui d'une maîtresse, se conçoit de même qu'en l'éprouvant mais il est aisé de remarquer dans tous les cœurs qu'il échauffe, dans toutes les actions qu'il inspire, cette ardeur bouil lante et sublime dont ne brille pas la plus pure vertu quand elle en est sépa rée. Osons opposer Socrate même à Caton; l'un étoit plus Philosophe, et Pautre plus Citoyen. Athènes étoit déja perdue, et Socrate n'avoit plus de Patrie que le monde entier : Caton porta tou jours la sienne au fond de son cœur; il ne vivoit que pour elle et ne put lui survivre. La vertu de Socrate est celle du plus sage des hommes: mais entre César et Pompée, Caton semble un E a

Dieu parmi des Mortels. L'un instruit quelques particuliers, combat les Sophistes, et meurt pour la vérité : l'autre défend l'Etat, la liberté, les lois contre les Conquérans du monde, quitte enfin la terre quand il n'y voit plus de Patrie à servir. Un digne Elève de Socrate seroit le plus vertueux de ses Contemporains : un digne Emule de Caton en seroit le plus grand. La vertu du premier feroit son bonheur, le second chercheroit son bonheur dans celui de tous. Nous serions instruits par l'un et conduits par l'autre, et cela seul décideroit de la préférence : car on n'a jamais fait un peuple de sages, mais il n'est pas impossible de rendre nn peuple heureux.

Voulons-nous que les peuples soient vertueux ? Commençons donc par leur faire aimer la Patrie, mais comment l'aimeront-ils, si la Patrie n'est rien de plus pour eux que pour des étrangers, et qu'elle ne leur accorde que ce qu'elle ne peut refuser à personne ? Ce seroit bien pis s'ils n'y jouissoient pas même de la sûreté civile , et que leurs biens, leur vie ou leur liberté fussent à la discrétion des hommes puissans, sans qu'il leur fût possible ou permis d'oser

réclamer les Loix. Alors soumis aux devoirs de l'état civil, sans jouir même des droits de l'état de nature et sans pouvoir employer leurs forces pour se dé-> fendre, ils seroient par conséquent dans la pire condition où se puissent trouver les hommes libres et le mot de Patrie ne pourroit avoir pour eux qu'un sens odieux ou ridicule.

[merged small][ocr errors]

AMOUR DE SOI-MÊME.

Il ne faut pas confondre l'Amour-propre et l'Amour de soi-même, deux passions très-différentes par leur nature et par leurs effets. L'Amour de soi-même est un sentiment naturel qui porte tout animal à veiller à sa propre conservation; et qui, dirigé dans l'homme par la raison et modifié par la pitié, produit l'humanité et la vertu. L'amour-propre n'est qu'un sentiment relatif, factice et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus de cas de soi que de tout autre, qui inspire aux hommes tous les maux qu'ils se font mutuellement,

E;

et qui est la véritable source de l'hon

neur.

Le plus méchant des hommes est celui qui s'isole le plus, qui concentre le plus son cœur en lui-même; le meilleur est celui qui partage également ses affec tions à tous ses semblables. Il vaut beaucoup mieux aimer une maîtresse que de s'aimer seul au monde. Mais quiconque aime tendrement ses parens, ses amis, sa patrie et le genre humain, se dégrade par un attachement désordonné qui nuit bientôt à tous les autres, et leur est infailliblement préféré.

L'amour de soi, qui ne regarde que nous, est content quand nos vrais besoins sont satisfaits; mais l'Amour-propre, qui se compare, n'est jamais content et ne sauroit l'être, parce que ce sentiment, en nous préférant aux autres, exige aussi que les autres nous préfèrent à eux, ce qui est impossible. Voilà com ment les passions douces et affectueuses naissent de l'amour de soi, et comment les passions haineuses et irascibles nais sent de l'Amour-propre. Ainsi ce qui rend l'homme essentiellement bon, est d'avoir peu de besoins et de se comparer peu aux autres; ce qui le rend essen

« PreviousContinue »